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les Japonais se piquaient à son endroit, que par son triste amour de l’or. Le Japon se barricada dans une nuit épaisse. Ses fils, que la paix eût éparpillés sur les flots en voyageurs volontiers aventureux, n’eurent plus le droit de quitter les côtes. Du passage de l’Occident ils ne gardèrent que l’usage du tabac, qui devint universel, et quelques armes à feu, qui se rouillèrent assez vite.


Et maintenant jetez les yeux sur une carte du Japon : considérez ce mince archipel étendu devant le continent asiatique comme un long sarment à la courbe élégante et aux grappes inégales. De toutes les îles qui font de l’ombre sur les mers, je n’en connais point dont la figure se dessine avec une grâce plus souple et plus charmante. Mais cet empire onduleux évoque aussi je ne sais quelle image d’invertébré sans tête endormi à la crête des vagues. La vie répandue dans ses anneaux et ses replis ne semble point participer d’une seule âme. Et, si l’on en comprend mieux ses agitations désordonnées, rien n’est plus propre à nous pénétrer d’admiration pour les Tokugawa qui communiquèrent à ce corps serpentin le même esprit et la même volonté.

C’est d’abord l’île de Kuishiu qui pend au sud, dernière grappe et la plus grosse. Elle se détache avec son groupe d’îlots du reste de l’Empire et plonge vers Formose et les Philippines. Elle a reçu les premiers Européens, et avant eux, peut-être, les envahisseurs malais. Mais les anciennes invasions sont oubliées ; le christianisme n’y a fleuri qu’une heure ; et les hommes qui en habitent la pointe et la dernière échancrure ajoutent à leur vanité d’insulaires cette espèce d’âpreté taciturne des sentinelles plantées à l’extrémité de la terre. Où ils sont, le monde se termine pour eux. Leur fierté n’a point de bornes, leur humanité point d’horizon. Vaincus, ils acceptent une défaite dont leur éloignement les empêche de sentir la brutale humiliation. Mais, pendant des siècles, ils en remâcheront l’amertume. La nature à demi tropicale ne les engourdit pas. Ni les voluptés de la femme ni les charmes du bonze n’ont de prise sur leur âme. Ils n’aiment que les danses guerrières et le maniement du sabre. Ce sont les Satsuma. J’ai séjourné dans leur capitale de Kagoshima, et, même encore aujourd’hui, j’y ai eu l’impression d’une vie rude et bornée, au fond d’une rade montagneuse dont la splendeur du ciel illuminait les eaux violentes. Dès avril, les collines se couvrent d’anémones et d’azalées, mais les cratères y brûlent éternellement.