Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 158.djvu/355

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

reprises, l’unité faillit se réaliser. Les Hojo repoussèrent, au XIIIe siècle, une invasion des Mongols, qui fut malheureusement la seule. Au XVe, sous le gouvernement des Ashigawa, le génie japonais se perfectionna dans la patience et accomplit sur la laque et la soie d’aimables prodiges. Puis le shogunat lui-même s’écroula et, chaque province de l’empire s’érigeant en royaume, les grands monastères en forteresses, ce fut l’anarchie.

L’Europe du moyen âge nous offre des spectacles analogues. Mais, si l’on songe que, durant quatre cents ans, le Japon a forgé son âme sur l’enclume des guerres civiles sans en faire jaillir une idée neuve, un de ces éclairs dont les consciences s’illuminent, une de ces vérités ou de ces nobles erreurs qui renouvellent le fonds primitif de l’humanité, son histoire, son héroïque histoire, nous semblera moins riche que la nôtre, moins féconde, trop pareille en sa stérilité à celle des peuplades barbares. Les jolies fantaisies de l’art japonais ne rachètent pas l’horreur du siècle. Chez ce peuple qui allie une humanité souvent exquise à tant de cruauté, en cette même époque, les femmes, les frêles petites femmes aux lèvres peintes et aux doigts menus, dans les châteaux assiégés, recevaient de leurs soldats des têtes coupées qu’elles étiquetaient soigneusement afin que chacun d’eux pût mieux reconnaître, à l’heure du salaire, ses sanglans trophées. Et elles poussaient la complaisance jusqu’à en noircir les dents, car les princes de la famille impériale et les nobles de la cour avaient seuls le droit de se les laquer et, comme les récompenses étaient proportionnées à la qualité des victimes, les soldats usaient volontiers de cette supercherie : « Les têtes ne nous faisaient pas peur, écrivait une de ces femmes : nous avions pris l’habitude de dormir dans la mauvaise odeur du sang. »

De grands peuples ont aussi respiré ces abominables exhalaisons ; mais, d’ordinaire, il entrait dans leur enthousiasme du carnage un peu d’ivresse métaphysique. Nos croisades, nos guerres religieuses, nos combats de races, nos jacqueries, quelles étapes ! Leurs champs de bataille me rappellent ce mot fameux, que l’homme éprouve parfois le besoin de monter sur des monceaux de cadavres pour voir de plus loin. Ici, le tas de morts est vraiment prodigieux, mais le vainqueur qui l’escalade n’en découvre que le même horizon toujours fermé. Le Japon ne connut que des guerres vicieuses, et son entendement, demeuré pauvre, ne travailla jamais pour le patrimoine universel.