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donné aux Japonais une littérature. Pendant que le savant et l’homme de cour habillent leurs pensées de la forme chinoise et subissent la tyrannie de ce latin asiatique, c’est elle la dépositaire de l’idiome national et qui l’affine, le nuance, l’enrichit, le transmet comme la vie même de la race. Si le code chinois agit sur les vieilles coutumes juridiques et y imprime des instincts de cruauté qu’elles n’avaient point mis au jour, du moins le bouddhisme souffle à tous les cœurs son haleine d’universelle pitié. Pour n’en citer qu’un exemple, vers la fin du Xe siècle, les aveugles sont l’objet d’une pieuse sollicitude. On les instruit, on les installe sur les collines de Kyoto, en un riche monastère qui domine le lac Biwa. On déroule devant ces yeux fermés un des paysages les plus beaux et les plus lumineux, afin que la lumière et la beauté des choses s’insinuent jusqu’à leur âme, comme des parfums dans la nuit. On leur donne enfin le gouvernement de quelques provinces et l’histoire ne dit pas que ces provinces en furent moins bien gouvernées.

Il faut lire dans les vieux romans et les anciennes histoires la description de la Cour, le récit de ses fêtes, ses aventures amoureuses, ses innocentes intrigues. Société délicate qui se détache chaque jour davantage de la sombre masse du peuple ; Arcadie où les gestes sont doux, les divertissemens ingénus, les fantaisies surprenantes, les vêtemens magnifiques. La liberté des mœurs y emprunte de la nature, dont elle est l’expression naïve, son inconscience et sa grâce. Le départ est fait, une fois pour toutes, dans l’esprit japonais entre les besoins de la vie naturelle et ceux de la vie sociale. L’homme ne raffinera guère sur les premiers. Son gîte restera la hutte primitive, mais agrandie, élargie, d’un bois que l’expérience lui apprend à choisir ; sa couche, le lit d’un soldat sous la tente ; sa cuisine, poisson souvent cru, légumes salés, riz cuit à l’eau, n’a rien de savoureux ni de délectable, rien qui révèle des palais exercés. Le plaisir amoureux ne s’enveloppera ni d’ombre ni de pudeur, et, s’il est vrai que les premiers dieux créateurs du Japon y furent initiés par un couple d’oiseaux, ses ébats en ont gardé une immodestie que n’effarouchent ni lèvent ni la lumière. La nudité, que l’art n’idéalise pas, n’est point indécente ; et, comme les commodités du travail et de la vie en permettent l’étalage, elle peut s’offrir aux yeux sans malice et sans honte. Mais, à cette conception d’un naturalisme presque enfantin, l’homme superpose un idéal où se déploie jusqu’à la manie son