Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 158.djvu/335

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il y avait bien quelque ironie dans cette phrase et dans l’emploi du mot toute, mais cette ironie était si bien dissimulée sous les formes du respect que Louis XIV put très bien ne pas s’en apercevoir. Il était tout entier à la joie du nouvel accroissement, si laborieusement préparé par sa diplomatie, que recevait la grandeur de sa maison[1]. « Je crois encore que tout ceci est un songe, » disait-il à l’ambassadeur d’Espagne, le soir du premier souper qu’il donna en public, ayant à sa droite le roi d’Espagne assis dans un fauteuil, tandis que le duc et la duchesse de Bourgogne ainsi que le duc de Berry, le plus jeune des trois frères, étaient au bout de la table sur des plians. Pendant quelques jours, il semblerait, à lire Dangeau, que la cour de Versailles fût tout entière aux préoccupations d’une étiquette improvisée. Il s’agissait de faire honneur au jeune prince, qui, la veille encore, était sous l’autorité de son gouverneur, et qui, du jour au lendemain, se trouvait l’égal de son grand-père, le supérieur de ses frères. Le Roi se complaisait à faire ressortir cette situation nouvelle et à combler d’égards son petit-fils. Le premier soir, il voulut le reconduire lui-même jusqu’à la porte du nouvel appartement qui lui avait été aussitôt affecté, et, en le quittant, il lui dit avec une solennité un peu affectée : « Je souhaite que Votre Majesté repose bien cette nuit. » « Sa Majesté, ajoute Breteuil, ne pouvait s’empêcher de sourire en jouant cette espèce de comédie[2]. »

Les jours suivans se passèrent en échange de cérémonies entre les trois frères, qui vivaient habituellement dans une grande familiarité, et qui, pour s’aimer beaucoup, ne laissaient pas de se quereller parfois. « Ils étoient tendrement unis, dit Saint-Simon, et si la vivacité et l’enfance excitaient quelquefois de petites riottes entre le premier et le troisième, c’était toujours le second, naturellement sage, froid et réservé, qui les raccommodoit[3]. » Pour l’instant, ce n’était plus de petites riottes qu’il s’agissait entre eux,

  1. Nous n’avions point à entrer dans le détail de toutes les négociations auxquelles la Succession d’Espagne donna lieu. Mais il ne parait guère douteux qu’en même temps qu’il convenait avec Guillaume III du partage de la Succession d’Espagne, Louis XIV s’efforçait, par l’habile intermédiaire du marquis d’Harcourt, son ambassadeur auprès de Charles II, de la faire attribuer tout entière à son petit-fils. Voir sur ce point : Hippeau, Avènement des Bourbons au trône d’Espagne. Peut-être Victor-Amédée aurait-il été en droit de lui renvoyer le reproche de double jeu.
  2. Dangeau, t. XVIII, Appendice. Reconnaissance du duc d’Anjou, etc., p. 344.
  3. Saint-Simon, édition Boislisle, t. VII, p. 328.