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singulièrement grand personnage, et Louis XIV ne lui donnait pas d& fausses assurances, lorsqu’il chargeait Briord de lui dire « qu’il ne cessoit pas d’avoir à cœur ses intérêts particuliers. » Mais, comme, d’un autre côté, il tenait à demeurer entièrement libre dans ses négociations avec Guillaume III, et comme il savait ce prince animé d’une rancune persistante vis-à-vis de l’allié qui l’avait trahi deux ans auparavant, il tenait à ce que Victor-Amédée demeurât dans une ignorance absolue de ces négociations, où il était cependant le principal intéressé, puisque c’était de ses États patrimoniaux que les deux négociateurs disposaient. Pour être mieux assuré que son secret ne serait pas trahi, Louis XIV ne tenait même pas son ambassadeur à Turin au courant des négociations qu’il poursuivait à Londres, et jamais il n’avait témoigné à Victor-Amédée autant de méfiance qu’au moment précis où il proposait de l’appeler au trône d’Espagne. « La conduite de ce prince dans les moindres circonstances, écrivait-il à Briord, fait juger de son caractère et de ce qu’il penseroit dans une occasion plus considérable. Il attend toujours que vous lui fassiez les premières ouvertures ; mais, comme il ne convient point présentement de luy faire aucune proposition, il n’y a rien à changer à la conduite que vous tenez[1]. »

Cependant le malheureux Victor-Amédée, se sentant également suspect à son nouvel allié, la France, et à ses anciens confédérés de la ligue d’Augsbourg, l’Angleterre et l’Autriche, qui ne pouvaient lui pardonner sa trahison, s’agitait désespérément, et il avait recours à tous les moyens pour pénétrer les secrets de ces transactions où l’avenir de sa maison se jouait sans qu’il en fût informé. Tantôt, écrivait Briord, il consultait de tous côtés les astrologues sur la naissance de son fils « et voudroit bien trouver que les étoiles lui destinassent la couronne d’Espagne. » Tantôt, ayant recours à ses procédés habituels de double jeu et de dissimulation, il cherchait à rentrer en grâce du côté de l’Autriche. Il faisait fête à l’envoyé de l’Empereur et le recevait dans l’intimité à la Vénerie, qui était son Versailles ou plutôt son Marly, tandis qu’il n’invitait même pas Briord aux fêtes données à l’hôtel de ville de Turin en l’honneur de la naissance du prince de Piémont. Le bruit courait même qu’il offrait la main de sa seconde fille, la princesse Marie-Louise-Gabrielle de Piémont,

  1. Aff. étrang., Corresp. Turin, vol. 101. Le Roi à Briord, 11 juillet 1699.