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aucun coin du ciel, la table renversée, l’agitation des personnages engendrent des sensations qu’on ne ressent qu’en cet endroit. Je n’ose pas tirer de ces observations la conclusion que la paternité d’Annibal doive être révoquée en doute ; je me borne à livrer les réflexions qui précèdent aux enquêtes futures de la critique. Il y a là un problème d’autant plus difficile à résoudra qu’aucun dessin de ces tableaux ne semble avoir été conservé.

Le coloris constitue peut-être le plus puissant attrait de ces fresques. Les trois fenêtres orientées au midi répandent dans la vaste nef, pour peu que le ciel soit serein, une lumière d’une qualité spéciale, d’une extrême légèreté qui dut frapper Annibal dans les heures où il méditait sur l’entreprise confiée à ses soins. L’air transparent et limpide qui se jouait dans la voûte lui commandait l’emploi de couleurs chaudes mais discrètes, l’exclusion des tons trop éclatans. Carrache reconnut ces exigences du milieu, et il s’y soumit, comme se soumet un maître. Ce que remarque encore aujourd’hui un visiteur attentif, c’est qu’aucune note discordante ne vient troubler l’harmonie des couleurs, malgré la variété presque infinie des nuances. Ce ne sont pas seulement les teintes diverses qui s’accordent les unes avec les autres, mais la tonalité générale de la fresque qui demeure en rapport intime avec l’atmosphère ambiante. Annibal a banni de parti pris les couleurs qui ne se rencontrent qu’accidentellement dans la campagne latine, où l’automne même n’inflige à la nature aucune révolution violente. La palette du peintre semble envahie par les multiples dérivés du jaune et du vert, qui forment en réalité le fond des colorations naturelles à l’air libre. Si les modifications du blanc apparaissent de tous côtés, c’est que l’architecture et la statuaire ont fourni à la décoration ses élémens constitutifs. Le bleu est, sauf exception, réservé aux ciels, mais ces ciels, généralement clairs, sont partout semés de nuages blancs et légers qui répandent sur le paysage un jour lumineux, quoique indirect. Les ombres sont à peine indiquées par des affirmations peu sensibles, sauf dans les tableaux encadrés de la frise ; mais là même le peintre s’est interdit de recourir aux effets voulus de clair-obscur, qui abondent dans ses toiles à l’huile. Les femmes sont presque toutes blondes, selon la tradition antique ; bien que la chevelure des hommes affecte en général des tons plus foncés, elle n’en tire pas moins sur le blond. Ainsi Annibal, renonçant de gaieté de cœur à la tentation d’éblouir les yeux et de flatter les sens par