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prolonge à travers les siècles, sans cesser de s’intéresser à lui-même, généralisé seulement, prolongé et agrandi.

Et c’est précisément ce qui l’ait la beauté supérieure et le haut degré de l’épopée de la tragédie et du roman historique, que le lecteur soit forcé de ne s’y intéresser à lui-même qu’en se mêlant à l’humanité tout entière, qu’en se considérant au point de vue de l’histoire et sub specie humanitatis. Voilà le caractère de haute dignité de ces trois genres littéraires. C’est à l’homme agrandi qu’ils s’adressent, à l’individu confondant sa personnalité dans une collectivité qui vit et souffre et cherche son chemin depuis des siècles et dans laquelle il se plaît pour un temps à se sentir contenu et embrassé. Et c’est pour cela que l’épopée, la tragédie, le roman historique semblent toujours comme parler au lecteur de plus loin et de plus haut. Mais encore faut-il qu’ils lui parlent d’une humanité où il n’ait pas trop de peine à se sentir engagé, dont il n’ait pas trop de peine à se sentir partie intégrante. Aussi le roman historique rapportant l’histoire de peuples inconnus ou de peuples qui paraissent, — je dis paraissent, — en dehors du grand chemin de la civilisation, n’intéressera point. Quelle prise veut-on qu’il ait sur nous ? Que nous importent les grands crimes ou les grandes actions d’un prince de Mongolie ou de l’ancien Pérou ? Sans doute, ils devraient nous intéresser. « Homo sum, humani… » Mais ceci est un peu trop philosophique pour le commun des lecteurs. Inconsciemment, curiosité d’érudition mise à part, il ne s’intéresse, pour les raisons que j’ai dites plus haut, qu’à l’histoire dont en définitive il est, lui, avec les hommes de son temps, le dernier aboutissement et qu’aux événemens qui ont eu leur influence sur cette histoire et qu’aux hommes qui ont eu leur influence sur ces événemens.

Voilà pourquoi Bélisaire, comme sujet est beaucoup mieux choisi que les Incas et voilà peut-être le secret du peu d’intérêt de Salammbô pour la très grande majorité des lecteurs. Une lutte entre Rome et la Grèce nous intéresse, et M. Lichtenberger n’a pas été mal avisé de choisir ce sujet. Une lutte entre Rome et l’Orient nous intéresse. Une lutte entre Carthage et ses mercenaires, nous intéresse, à ne rien dire de plus, infiniment moins. Il importe peu à la civilisation dont nous sommes et par conséquent à nous, à moi, et c’est là le point, que ce soit la férocité punique ou la férocité barbare qui ait le dessus. En dehors de l’histoire hébraïque, de l’histoire grecque, de l’histoire romaine