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En vérité vous êtes un très singulier personnage ! Je vous ai dit que je trouverais des fonds pour vous faire venir dans le pays de Galles, où je voulais vous donner quelque chose à dessiner pour moi : mais jamais je ne vous ai dit que j’avais de l’argent à vous prêter pour vous permettre d’aller à Paris, afin que vous vous y dérangiez vous-même et que vous y dérangiez d’autres personnes : et cela, je ne le veux pas !

Demain je vous apporterai de l’argent pour miss Siddal, entre deux heures et quatre : ayez bien soin d’être chez vous à l’heure où je viendrai !…

Si vous voulez écrire à Browning[1], faites-le, arrangez-vous, moi je ne m’en charge pas. Je me sens de mauvaise humeur aujourd’hui : vous êtes, vous et votre amie, de si absurdes créatures ! Je ne dis pas que vous fassiez le mal, car vous ne paraissez pas savoir ce qui est mal ; non, vous vous contentez de faire, autant que possible, ce qui vous plait à faire, comme des petits chiens ou des singes domestiques. Mais, cela étant, c’est moi qui suis forcé de penser pour vous : et je ne vous permets pas d’aller à Paris, ni de rejoindre miss Siddal, avant que vous ayez achevé mes dessins et ceux aussi que vous devez faire pour miss Heaton… Et j’ajoute, maintenant, que je veux bien vous faire une avance sur ce dessin, mais à la condition que ce soit sérieux ! Et dites à votre amie de partir au plus vite pour le Midi, car Paris la ruinera et finira par la tuer !


Or Rossetti était très impatient de revoir miss Siddal, qu’il aimait. Mais très sincèrement aussi il désirait revoir Paris, et le Louvre, et de montrer tout cela à son amie. Le fait est que, plus tard, sitôt marié avec elle, c’est au Louvre qu’il la conduisit, et qu’il y prit avec elle d’excellentes leçons. Si donc Ruskin le tenait vraiment pour « le plus grand génie entre tous les peintres qu’il connaissait, » et si vraiment il désirait contribuer par tous les moyens possibles à lui permettre de « développer son génie, » peut-être aurait-il mieux fait de lui avancer « les fonds » qu’il avait sous la main. Il aurait mieux fait, en tout cas, de ne pas lui écrire une lettre aussi dure, qui ne pouvait manquer de le mortifier. Mais il croyait tout savoir, il se considérait comme un juge incapable d’erreur ; et, avec le naïf orgueil d’un enfant gâté, il s’imaginait que chacun devait être heureux de lui obéir. N’allait-il pas jusqu’à exiger que miss Siddal quittât Nice, parce que lui-même n’aimait pas le littoral de la Méditerranée ? Il avait décidé qu’elle devait aller dans les Alpes : et je crois bien sentir, dans ses lettres, que jamais il ne lui a pardonné de n’y pas être allée.

Quelques jours après avoir envoyé à Rossetti la lettre qu’on a lue, il lui écrivait de reprendre chez lui une de ses aquarelles et « doter tout le vert qu’il avait mis dans les chairs, de façon que les figures

  1. Rossetti avait prié Ruskin de recommander miss Siddal aux Browning, qui se trouvaient alors à Paris.