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propres jugemens, et se sont plu à développer, surtout, les deux conclusions signalées par M. Harrison. Dès maintenant le Ruskin de M. de la Sizeranne est devenu en Angleterre un ouvrage classique, quelque chose comme un appendice indispensable aux trois cents volumes du « professeur de beauté. » Et ce n’est pas moi qui, sous prétexte que Ruskin vient de mourir, pourrais avoir la prétention de rien corriger ou de rien ajouter à des études que personne, ici, ne doit avoir oubliées. Après comme avant la mort du glorieux vieillard, ces études restent ce que l’on a écrit sur lui de plus vrai et de plus complet : et aussi bien ont-elles été écrites à un moment où Ruskin avait pour ainsi dire achevé de vivre, car on sait que, depuis de très longs mois déjà, son âme jadis si active s’était assoupie.

Mais précisément parce que Ruskin, de même que le malheureux Nietzsche, a depuis longtemps cessé d’appartenir au monde des vivans, on ne s’est point fait faute de publier à son sujet, dès avant sa mort, toute sorte de documens de l’ordre le plus intime, qui peuvent servir sinon à changer ou à compléter, du moins à colorer de quelques nuances nouvelles le portrait que nous a peint de lui M. de la Sizeranne. Et autant sont insignifians ou médiocres la plupart des articles parus dans la presse anglaise au lendemain de la mort de Ruskin, autant me semblent offrir d’intérêt, par exemple, les volumes récens où M. William Rossetti a recueilli la correspondance de l’auteur des Pierres de Venise avec le peintre-poète Dante Rossetti. Nulle part, peut-être, ne se montre mieux le caractère véritable de l’influence exercée par le critique sur les maîtres de la première école préraphaélite ; nulle part, non plus, ne se laissent mieux saisir à la fois les divers aspects de la personnalité de Ruskin. Qu’on me permette donc, d’analyser rapidement cette correspondance ; et que M. de la Sizeranne me pardonne si j’en tire une conclusion quelque peu différente de celle qu’il exprimait lorsque, à propos des relations de Ruskin et de Rossetti, il reprochait à ce dernier « d’avoir oublié la haute inspiration du critique pour n’apprécier que la fortune de l’amateur ».

Que Rossetti ait « oublié » souvent « la haute inspiration du critique, » cela est trop certain : ou plutôt je croirais sans peine que, non content de l’oublier, il s’en est, dès le début, assez peu soucié, car jamais cerveau d’artiste n’a été plus absolument fermé à toute idée générale[1].

  1. En 1856, s’étant chargé de décorer une chapelle, il écrivait à son frère de lire pour lui les Évangiles, et de lui indiquer un sujet à peindre. J’ai déjà eu, d’ailleurs, l’occasion dénoter ici certains traits du caractère de D. G. Rossetti. (Voyez la Revue du 15 février 1898.)