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se mêlent ou se contrarient, les actes s’appellent et se répondent ; ce système complexe d’influences, de réactions, de correspondances, fait de la société qui se meut dans les romans de Tolstoï une société vivante à l’image de la nôtre.

Les rapports que soutiennent entre eux les hommes jetés sur une même terre, sous des astres qui luisent pour tous, soumis à des besoins, à des maux, à une destruction finale qui est la même pour tous, ce devraient être des rapports de frères. Un lien d’universelle fraternité devrait unir tous les hommes, attentifs à s’entr’aider, associés pour alléger un poids porté en commun. C’est ici le fond même de l’inspiration de Tolstoï. C’est cette inspiration religieuse qui donne à l’œuvre de l’écrivain son unité, son sens et sa portée. Celui-ci ne décrit pas pour décrire, et n’analyse pas pour satisfaire une vaine curiosité. Il n’est ni l’artiste indiffèrent pour qui la vie humaine est tout juste la matière sur laquelle s’exerce son art, ni le moraliste inhumain que réjouissent à mesure toutes les tares et toutes les laideurs qu’il découvre dans notre pauvre monde. Tout au contraire. Une tendresse passionnée le dirige à travers cette large enquête et donne aux résultats qu’il en rapporte une signification particulière. C’est là ce qui relève et qui anoblit en l’humanisant le réalisme de Tolstoï. C’est ce qui prolonge la perspective de ses tableaux et c’est ce qui explique le lointain retentissement de sa parole dans les âmes. Cet accent passionné est aussi bien celui du dernier roman de Tolstoï. Mais ici il est curieux de voir comment le progrès de ses idées, trente années consacrées à l’étude des questions sociales, apparemment aussi l’effet de l’âge, ont transformé les procédés eux-mêmes de l’art de Tolstoï ; et c’est par où Résurrection diffère des deux grands romans de jadis.

Dans ces romans en effet, si on voyait transparaître les doctrines encore à l’étal de tendances chez l’écrivain, et si on devinait aisément où inclinaient ses sympathies, l’étude de mœurs gardait sa souplesse et l’analyse de sentimens ses nuances. Surtout ce que Tolstoï excellait à montrer c’était ce mélange de bien et de mal qui fait que, si l’on ne trouve guère d’hommes tout à fait vertueux, la perfection dans le mal est aussi exceptionnelle. Il n’en est plus de même dans Résurrection. L’auteur procède cette fois par violens partis pris. Il y a d’un côté les coquins, et qui précisément sont ceux qu’on a coutume d’appeler les honnêtes gens, d’autre côté les souffrans, les opprimés, tout un peuple de victimes. Rarement avait-on dressé contre la société un plus violent réquisitoire. Rarement avait-on dépensé dans la satire sociale plus d’ardeur, plus de conviction, plus de verve, plus de fougue et