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c’est pourquoi, après des années, remis en présence de celle qu’il croyait si bien avoir oubliée, il en éprouve une commotion si violente et revoit surgir le passé avec une si obsédante netteté !

A l’inverse de ceux qui, organisés pour l’étude de la vie intérieure et admirables pour décomposer les sentimens par l’analyse, sont souvent impropres à nous montrer l’activité humaine sous sa forme sociale, Tolstoï, autant pour le moins qu’un psychologue, est un peintre de la société. Le défaut originel de la plupart des tableaux de vie sociale qu’on nous présente aujourd’hui en France et hors de France, c’est qu’ils sont composés par des hommes de lettres qui, s’étant volontairement constitués en une classe à part, aperçoivent la société du point de vue de l’extérieur. L’homme de lettres se fait-il le peintre des mœurs aristocratiques ? On sent chez lui l’effort pour s’élever à l’intelligence de cette forme de vie d’extrême raffinement. Essaie-t-il de nous décrire les mœurs des gens du peuple et de ceux de le campagne ? c’est alors qu’éclate l’incapacité où est ce citadin au cerveau déformé par l’abus du travail intellectuel, de comprendre des formes de vie plus simples et qui lui paraissent quasiment barbares. Tolstoï est de plain-pied avec ceux dont il nous parle. Grand seigneur il a vécu parmi ces gentilshommes, ces dignitaires, ces privilégiés de la naissance et de la fortune : il est l’un d’eux. Propriétaire terrien, il a vécu parmi les paysans, il s’est intéressé à leur condition, enquis de leur manière de vivre, apitoyé sur leur misère et passionné pour l’amélioration de leur sort. C’est un tableau du plus saisissant et du meilleur réalisme que celui du retour de Nekhludov dans la terre qu’il a héritée de ses tantes. Il s’étonne d’apercevoir pour la première fois toute cette détresse et tout ce dénuement. Et pareillement les paysans s’étonnent : commères, enfants, vieillards beaux parleurs, tout le village s’attroupe autour de ce singulier barine qui veut savoir quelle est la nourriture des moujicks ! Aussi juste et prise sur le vif nous semble l’attitude des paysans, lorsque Nekhludov leur propose de leur partager ses terres. N’allez pas croire qu’ils s’enthousiasment aussitôt et acceptent d’acclamation le cadeau qu’on leur fait. Ce serait mal connaître le paysan russe, et au surplus le paysan de quelque pays que ce soit. Parce qu’il travaille beaucoup pour gagner peu, parce que son cerveau est lent à comprendre et parce qu’il a été souvent dupe, le paysan commence toujours par se métier. Il repousse ce qui lui semble contraire aux habitudes, et où il soupçonne qu’un piège pourrait bien se cacher. Au surplus le pli est pris depuis tant de siècles ! — D’une classe à l’autre des rapports s’établissent, les intérêts