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ampleur et pour en dégager toute la portée. La crise de conscience à laquelle on nous fait assister est celle d’un homme de qui les yeux s’ouvrent brusquement et pour qui, le fond de son cœur s’étant renouvelé, la vision totale qu’il a du monde se trouve du même coup changée.

Ce caractère d’ampleur, c’est celui qui frappe d’abord dans le nouveau roman de Tolstoï et qui est resté significatif de sa manière. Ici d’ailleurs, il est nécessaire, une fois de plus, de s’expliquer et de défendre Tolstoï contre la maladresse de beaucoup de ses amis. Car on n’a sans doute pas à s’embarrasser du tapage que mène leur admiration bruyante et vaine ; mais ce qu’on ne saurait leur permettre, c’est de brouiller les notions. D’après eux, ce qui imprimerait aux récits de Tolstoï cet air de largeur et de liberté, c’est que dédaigneux de ce que nous appelons composition régulière, harmonieuse, équilibrée, Tolstoï échappe ainsi à cette tyrannie de l’artifice et de la rhétorique qui donne à nos Livres on ne sait quoi de mesquin et d’étriqué. Enfin voilà donc de la littérature qui n’est pas de la littérature !… On voit trop aisément ce qu’il y a d’enfantin, car nous ne voulons pas dire de saugrenu, dans une pareille appréciation. Pour être différente de la nôtre sur certains points, et d’ailleurs sur beaucoup moins qu’on ne veut bien le dire, la rhétorique de Tolstoï n’en est pas moins une rhétorique. Nous ne serions embarrassés ni pour en indiquer les procédés, ni pour y souligner ce qu’ils ont d’artificiel. Mais, indépendants de ces procédés, il est tels défauts qui gâtaient les plus beaux livres de Tolstoï et qui reparaissent dans celui-ci. Ce sont les longueurs du récit, les redites, les digressions, l’éparpillement des personnages, le fouillis de détails parmi lesquels il en est tant d’inutiles ! Ce n’est pas de là que vient l’impression de vie que nous donnent les romans de Tolstoï ; mais c’est de là que viennent, en plus d’un endroit, la confusion, la dispersion de l’intérêt, et, disons-le tranquillement, l’ennui. Ces défauts sont sensibles dans la seconde et surtout dans la troisième partie de Résurrection ; l’exposé abstrait des idées et la dissertation théorique y débordent singulièrement sur l’action, la ralentissent et l’étouffent. Ce n’est pas pour ces défauts qu’il convient d’admirer ce roman ; mais il reste malgré eux un beau livre. C’est pour la qualité de son âme qu’il faut louer Tolstoï, ce n’est pas pour les défaillances de son art.

La marque éminente de l’esprit de Tolstoï est qu’il possède, à la fois réunis et portés à un haut degré, des dons qui ont coutume de s’exclure. Poète, Tolstoï a respiré et il fait passer dans ses livres un grand