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sont connues, et nous n’avons pas aujourd’hui à les discuter. Mais comment ces idées se sont-elles traduites en récits, incarnées en des personnages, exprimées dans leurs sentimens et dans leurs émotions ; comment l’auteur de Résurrection est-il resté l’auteur de ses premiers romans, doué des mêmes dons originaux, et comment le travail qui s’est opéré dans son esprit pendant une longue période a-t-il modifié sa vision et imprimé à sa manière des caractères nouveaux ? telles sont les questions qui se posent à la critique en présence de cet événement littéraire. Au surplus, nous avons pour une fois la bonne fortune de lire un roman de Tolstoï dans une traduction qui semble telle que le modèle la méritait : M. de Wyzewa y a mis cette souplesse, ce mélange de vigueur et de charme, toutes ces rares qualités auxquelles il a habitué ses lecteurs, et qu’il est ici superflu de louer.

Résurrection est l’étude d’un cas de responsabilité morale. Un jeune homme de grande famille, le prince Nekhludov fait partie du jury des assises. Parmi les prévenues se trouve une fille publique, la Maslova, accusée d’empoisonnement. Celle qui, souillée par des années de vice, s’échoue aujourd’hui sur les bancs de la Cour d’assises, Nekhludov l’a connue jadis quand elle était une innocente et pure jeune fille. Il l’a aimée, il l’a séduite, il l’a abandonnée. Cette séduction et cet abandon, ç’a été la cause déterminante de la vie de honte qui a suivi. En sorte que toute l’infamie de la Maslova retombe sur lui Nekhludov. C’est son crime qu’un saisissant concours de circonstances dresse devant lui, et c’est sa responsabilité qui lui apparaît. Rappelé au devoir par cet avertissement brutal, Nekhludov prend, aussitôt le parti de réparer sa faute et d’inaugurer une vie nouvelle où il conformera sa conduite à la morale absolue, sans plus se soucier de la morale conventionnelle et de l’opinion du monde. La Maslova est condamnée aux travaux forcés. Nekhludov la suivra jusqu’en Sibérie. Elle a été condamnée par erreur ; il fera casser son jugement, et s’il ne peut réussir par ce moyen, il obtiendra sa grâce. Il épousera la Maslova, si celle-ci y consent. Ainsi il aura retiré de l’abîme de ténèbres, où elle était enfoncée, une âme humaine ; il l’aura peu à peu ramenée à la lumière et fait renaître au sentiment de la dignité. Lui-même, engourdi aujourd’hui dans l’égoïsme, il en aura secoué la torpeur, et jusqu’ici prisonnier du mensonge, il en aura brisé les liens. Il se sera sauvé en sauvant la Maslova. C’est donc au réveil, à l’ascension de deux âmes que nous allons assister, c’est à une double résurrection. On devine aisément ce que peut donner un tel sujet entre les mains d’un écrivain assez puissant pour le développer dans toute son