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l’amour ; soit qu’on le fasse servir à quelque autre passion, ou bien qu’on le représente comme la passion qui domine dans le cœur. » Le prince oppose à cette « corruption » les graves leçons offertes à la foule par les tragiques grecs, et il se lamente d’un changement dont l’origine était facile à démêler. « Pendant plus de quarante ans, écrivait Segrais, on a tiré presque tous les sujets des pièces de théâtre de l’Astrée, et les poètes se contentaient ordinairement de mettre en vers ce que d’Urfé y fait dire en prose aux personnages de son roman. » Segrais exagère ; l’Astrée n’a pas fourni[1] « presque tous les sujets des pièces de théâtre ; » mais c’est bien par elle qu’est venue à l’amour et aux amoureux leur importance extraordinaire sur les planches : c’est elle, encore une fois, qui a fait accroire à la société française, malgré la réaction passagère due à Corneille, qu’il n’y avait que cela de pathétique dans le monde. Ni nos romanciers, ni nos dramaturges ne sont encore parvenus, sauf de trop rares exceptions, à se dégager d’une erreur qui limite singulièrement leur art.

Tout le monde ne pouvait pas être invité au Louvre ou chez les grands. Il existait à Paris deux théâtres payans, analogues aux nôtres : l’hôtel de Bourgogne, situé rue Mauconseil, entre la rue Montmartre et la rue Saint-Denis, et le théâtre du Marais, établi Vieille rue du Temple, dans un quartier excentrique assez dangereux la nuit. Si je n’en ai point parlé plus tôt, c’est qu’il fut longtemps presque impossible à la société polie de les fréquenter ; il n’y fallait même pas songer pour les femmes, sauf les jours de galas où la cour de France daignait se transporter « chez les comédiens. » En temps ordinaire, l’hôtel de Bourgogne, le plus relevé des deux, n’était ni un bon lieu, ni un lieu sûr. La forme et la disposition de la salle étaient les mêmes que chez Richelieu : deux rangs de galeries le long des murs, formant les loges, « et, au-dessous, le parterre, un vaste espace où l’on se tient debout[2]. » Une heure ou deux avant la représentation, cet espace se remplissait de tout ce que Paris contenait de plus turbulent et de plus mal embouché en pages, laquais, écoliers, soudards, artisans, populace et voleurs de profession. On y jouait, on y mangeait, on y buvait, on s’y battait à coups de pierres ou à coups d’épée, on y était sans cesse occupé à défendre sa bourse ou son

  1. Cf. Le théâtre au XVIIe siècle avant Corneille, par M. E. Rigal (Coll. Petit de Julleville).
  2. Eugène Rigal, Alexandre Hardy et le théâtre français.