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individuel a changé complètement les relations entre les employeurs et les employés. Le contrat de louage d’ouvrage avait été envisagé par les rédacteurs du Code comme un contrat privé, auquel, pour beaucoup de raisons, ils n’avaient pas cru devoir accorder une grande importance : à vrai dire, les prescriptions légales visaient presque uniquement les relations du maître avec ses serviteurs. La discussion entre un patron et un ouvrier ne constituait pour eux qu’un incident local, de même que le refus de marcher d’un postillon n’était qu’un épisode de voyage. Ils n’avaient pu prévoir ces grandes sociétés qui emploient des milliers d’hommes à leur service ni penser que l’embauchage ou le renvoi de ces hommes pût devenir une affaire intéressant la sûreté même de l’Etat, et pourtant il apparaît à tous qu’une grève comme celle des mécaniciens anglais ou comme celle du Creusot est un événement de la plus haute importance ; et, s’il s’agit d’une grève générale des employés de chemins de fer, le danger devient si évident qu’aucun gouvernement ne saurait s’en désintéresser.

L’insuffisance de notre législation sur ce point est aujourd’hui reconnue, et on s’étonne que le Code, qui réglemente minutieusement les moindres rapports entre le bailleur et le locataire, se soit désintéressé du contrat par lequel un homme libre aliène son pouvoir de production et vend son travail à autrui en échange d’un salaire qui assure sa nourriture et celle de sa famille. Aussi une réaction s’est-elle produite contre les doctrines des économistes, qui, après avoir préconisé la destruction de l’organisation traditionnelle du travail, contestaient l’utilité et la légitimité de toute intervention en pareille matière de la part de l’État. Ils avaient fait admettre comme un dogme la liberté illimitée du travail, qu’ils considéraient comme une condition indispensable du développement de la grande industrie, proclamant que, dans le domaine économique, l’autorité n’avait qu’à s’incliner devant les lois de la concurrence, et que la tradition était incompatible avec le progrès.

Ce n’est que récemment, sous la pression des événemens, que l’Angleterre et l’Allemagne ont prouvé que l’organisation et la réglementation du travail n’étaient pas incompatibles avec la prospérité industrielle. Mais ce qui est apparu très vite, c’est la souffrance et la misère des classes ouvrières privées d’une protection nécessaire et abandonnées à tous les excès d’une concurrence sans frein.