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sans aucun appareil, avec une fermeté paisible, et ce que nous avions vu proclamer si solennellement à Dolma-Bagtché disparut à Yildiz-Kiosk, en vertu du même pouvoir qui, à son gré, édicté et abroge, élève et détruit. Un iradé suspendit indéfiniment le Sénat et la Chambre des députés, et il passa pour ainsi dire inaperçu au milieu des dernières péripéties de la guerre, au moment où la flotte anglaise arrivait devant la pointe du Sérail malgré la Convention des détroits, où l’armée russe apparaissait presque en vue des murs de Constantinople, enfin où l’on signait le traité de San Stefano. La constitution ne fut pas officiellement révoquée, et elle subsista encore à l’état de fantôme. J’ai entendu dire que, longtemps après, le Sultan, quand il était embarrassé de répondre aux ambassadeurs, les renvoyait à ses ministres responsables, quitte à transmettre à ces derniers ses ordres absolus. Néanmoins, dès ce jour, elle était virtuellement morte, elle ne restait plus que comme un vestige de temps évanouis, auxquels en effet elle ne pouvait point survivre. On n’entendit nulle part ni récriminations ni plaintes : elles eussent été inopportunes et dangereuses. Les députés se dispersèrent en silence ; plusieurs, qu’on supposait mécontens, furent pourchassés par la police, d’autres arrêtés obscurément. Quelques jours écoulés, il ne semblait pas, à Constantinople, que cet épisode eût laissé le moindre souvenir. Les institutions avaient coulé à pic comme une épave fragile dans le Bosphore.


IX

Un mois après ces événemens, à la veille de quitter l’ambassade que j’avais dirigée pendant toute la durée du drame, je fus reçu en audience de congé par le Sultan. Je le trouvai résigné, calme, parfaitement instruit de toutes les questions précédentes, dont il parlait avec beaucoup de mesure et de dignité. Son visage pâle portait la trace des souffrances morales qu’il avait subies, mais je ne surpris dans ses yeux et dans son attitude aucun indice d’hésitation ou de faiblesse. Sous les formes correctes et gracieuses de son langage, je sentais bien sans doute l’amertume que l’abstention des Puissances garantes, et la victorieuse agression des Russes avaient laissée au fond de son âme ; il était évident toutefois qu’il gardait, dans sa tristesse, l’inébranlable certitude de n’avoir point failli en défendant jusqu’à la dernière extrémité