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l’avons vu : « Nous recueillons les fruits de soixante-dix ans de fautes gouvernementales[1]. »


IX

Lasse de ces échappatoires mesquines et de ces chicanes diplomatiques, l’opinion publique en Angleterre, dans ses cercles les plus éclairés, s’est retournée et a allégué la mission civilisatrice de la Grande-Bretagne. Le régime boer, c’était du pire moyen âge, et à l’Angleterre incombait la mission de le remplacer par sa civilisation toute moderne. Là-dessus pourtant, il faut qu’on s’arrête un moment. Est-ce que la civilisation a le droit de se propager par la guerre ? La certitude qu’un autre peuple se trouve dans un état de civilisation inférieur donne-t-elle une justa perduellionis causa ? Mais, en outre, il y a civilisation et civilisation. Sans doute les Anglais de Johannesburg portent des habits de meilleure coupe. Leurs coutumes sociales sont en quelque sorte une imitation plus servi le du high life. Ils sont plus experts dans les sciences exactes. Leurs bibliothèques sont pleines de toute espèce de romans. En revanche, les bars se sont multipliés à Johannesburg. La prostitution y fait scandale. Les bagarres y font fureur. Une canaille nombreuse y menace constamment la sécurité publique. Il y règne tout le dévergondage des ports de mer. Ce n’est pas là, je pense, la civilisation dont les moralistes de Londres souhaiteraient répandre la bénédiction sur un peuple que M. Gibson Bowler a dépeint, dans le Parlement anglais même, comme « a sturdy, brave, simple, Godfearing people[2]. »

Certes, la civilisation telle qu’on la rencontre dans les meilleurs cercles de Londres est très supérieure à celle des Boers, mais sous le rapport moral, les Boers ne le cèdent à aucune nation européenne. D’autre part, comment négliger la connexité qui existe toujours entre la forme de notre civilisation et le climat, la contrée, les occupations habituelles, qui partout exercent leur empire ? Quelle différence entre le Monténégro et l’Italie, et, en Italie même, entre les grandes villes et les vallées des Alpes ! Les Boers ont déjà fait des progrès étonnans, et ils avanceront encore ; mais qui donc a le droit de leur imposer un développement-éclair ?

  1. Froude, p. 4.
  2. Acts of Parliament, 1899, p. 776.