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d’aphorismes de Nietzsche. Avec une sincérité inexorable, Hebbel y note au jour le jour tous ses sentimens et toutes ses actions, avouant ses rancunes, ses envies, ses bassesses, sans du reste cesser un seul instant de se tenir pour un être supérieur, autorisé à tout au nom de sa mission artistique. Et de page en page, entre ses confidences, ce sont de courtes réflexions sur les hommes et les choses, une série de maximes, de jugemens, de portraits, toute une profession de foi littéraire et philosophique.


Mais je ne saurais prétendre à juger en quelques lignes l’œuvre de Hebbel. J’ai simplement voulu en signaler l’intérêt, puisque aussi bien cette œuvre parait être une de celles qui ont le plus de chances de survivre à la littérature allemande du XIXe siècle. Et je m’aperçois, à ce propos, que je n’ai rien dit encore d’une autre conclusion que suggère le gros livre de M. Meyer ; c’est que, après avoir produit tant d’œuvres diverses pendant toute la durée du XIXe siècle, de Goethe et de Schiller à Frédéric Nietzsche, la littérature allemande est maintenant en train de chômer. Conclusion d’autant plus significative que M. Meyer ne saurait être soupçonné d’un excès de pessimisme : car il témoigne, au contraire, une indulgence exceptionnelle aux jeunes auteurs, toujours prêt à louer les hautes aspirations de M. Hirschfeld ou la sentimentalité poétique de M. David. Mais avec tout cela il est forcé d’avouer que, sauf M. Gérard Hauptmann, l’Allemagne n’a aujourd’hui aucun écrivain qu’elle puisse opposer aux maîtres des générations précédentes. Et c’est le même aveu que j’ai retrouvé, ces jours-ci, dans un examen de la littérature russe au XIXe siècle ; c’est le même qu’on retrouverait dans les comptes rendus de la situation présente des lettres anglaises. Sur un point, en particulier, les critiques de tous les pays de l’Europe semblent s’accorder : ils s’accordent à constater que tous les romanciers célèbres sont morts, ou ont cessé d’écrire, et que personne jusqu’ici ne les a remplacés. A Pétersbourg comme à Berlin et à Londres, le roman « traverse une crise. » Après avoir été le genre par excellence du XIXe siècle, c’est comme s’il avait décidément usé sa force vitale. Renaîtra-t-il, sous l’action d’un courant nouveau, ou bien ira-t-il rejoindre, dans les archives de l’histoire littéraire, la nombreuse série des genres épuisés ? Voilà malheureusement une question à laquelle ni M. Meyer, ni sans doute personne, ne serait aujourd’hui en état de répondre.


T. DE WYZEWA.