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Souvenez-vous de la cérémonie funèbre, où le majeur et le mineur alternent délicieusement. Dans le lamento sublime : « O malheureuse Iphigénie ! » observez la coupe de la mélodie, l’économie et les proportions des périodes, et surtout (je ne parle que de la musique) la merveilleuse distribution des longues et des brèves, des pleins et des vides, des notes et des silences. A cet air déchirant succèdent des chœurs tristes, mais sereins. Le temple retentissait tout entier des clameurs de la jeune prêtresse ; et maintenant l’asile, j’allais dire la cellule, où elle s’est retirée entend ses faibles soupirs. C’est la beauté familière après la beauté tragique ; après l’idéal supérieur, l’idéal prochain. Vous faut-il d’autres signes de ce rythme en quelque sorte moral ? Voyez d’un côté les Barbares et leur roi, Oreste et toutes ses fureurs ; de l’autre, seule, et cependant plus belle, je dirais même plus forte, Iphigénie avec toute sa douceur. Seule ? Non pas : ses compagnes l’environnent sans cesse, et le chœur constamment virginal répand autour de la vierge qui le conduit une atmosphère sacrée. Gluck anime ici non seulement les personnages, mais le décor ; il crée le « milieu » (vous savez que ce mot signifie l’entourage), et le temple même vit par les sons.

La jeune fille en est l’âme, une âme de piété, et de pitié aussi. Vraiment la musique n’a pas attendu Wagner pour connaître et pour exprimer la religion de la souffrance humaine. Le plus petit récitatif, la moindre note du rôle d’Iphigénie respire la compassion, et par deux fois, en deux rencontres plus que les autres sublimes, cette charité féminine triomphe de l’épouvante et du désespoir. Au second acte d’abord, à la fin de la scène des Euménides, quand des ténèbres de la musique sort comme un rayon la voix et la blanche forme de la jeune fille. « Ma mère ! » s’écrie Oreste en délire, et ce cri est admirable, parce que, ne fût-ce qu’un moment, il écrase l’enfant innocente sous le hideux et sanglant souvenir. « Je vois, répond humblement Iphigénie, je vois toute l’horreur que ma présence vous inspire, » et il est admirable aussi que devant cette grâce et cette faiblesse tombe cette violence et cette fureur.

Mais le plus adorable mouvement de cette âme exquise est peut-être le dernier. S’étant enfin reconnus l’un l’autre, le frère dit à la sœur, en détournant les yeux : « Quoi ! vous pouvez m’aimer ! » Et la sœur, se hâtant de rassurer le frère : « Ah ! répond-elle, ah ! laissons là ce souvenir funeste. » Au lieu de regarder, comme il serait naturel, ou du moins de voir en Oreste le parricide, involontaire sans doute, mais le parricide, elle ne voit que le frère retrouvé contre toute