Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 157.djvu/459

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sentiment général, pour le fond en un mot, sinon pour la forme, la poésie et le style, son Iphigénie en Tauride n’est pas inférieure à celle même de Goethe. Goethe a permis que Thoas, le tyran de Tauride, aimât Iphigénie. Le dramaturge français ne l’avait pas voulu. Son héroïne est la plus pure : elle ne sait que ressentir la pitié sans inspirer l’amour.

Orphée, et surtout Iphigénie en Tauride, c’est notre tragédie racinienne accrue, exhaussée encore de tout ce que la musique comporte de beauté. Mieux vaut décidément entendre parler de la « divine Iphigénie » que de « la demoiselle de l’usine, » comme dans les livrets de M. Zola. « Noble Gluck, héros exceptionnel, » disait Hoffmann. Si Carlyle avait écrit un chapitre sur le héros musicien, à côté de Beethoven il y aurait nommé Gluck. Un mort d’hier, que regretteront longtemps les philosophes et les artistes, M. Lévêque, a défini la musique « le rapport entre le son et l’âme, entre la belle force de l’âme et la belle force du son. » La musique de Gluck est bien cela. Quelquefois elle dépersonnalise cette force, au point de n’en faire plus qu’une tendance, un mouvement, un élan pour ainsi dire anonyme vers un bien indéterminé. « Che faro senza il mio ben ? » chante sur le cadavre d’Eurydice l’Orfeo italien. « Il mio ben ! » j’aime l’étendue et même le vague de ce mot. Amour, amitié, compassion, la musique d’Orphée ou d’Iphigénie exprime, à leur degré supérieur, héroïque, ces « belles forces de l’âme. » Plutôt que de distinguer très nettement entre elles, elle généralise, et dans sa noblesse infinie, toutes les passions nobles sont comme enveloppées.

Enfin, le dernier et non l’un des moindres traits communs aux deux chefs-d’œuvre extrêmes de Gluck, c’est l’équilibre, obtenu par des correspondances profondes et d’harmonieuses oppositions. Quel dommage que les nécessités de la mise en scène exigent un silence, un vide, entre les deux tableaux de l’Enfer et des Champs Élysées ! Le contraste devrait être instantané, comme il est absolu. Du moins, avec beaucoup d’intelligence, l’a-t-on fait sensible, à la fin de chaque acte, jusque dans les gestes inverses de la foule des damnés et de celle des élus, dans ces mains tendues et guidant le pèlerin d’amour, les unes vers la mort et la souffrance, les autres vers la vie et la joie retrouvée.

Iphigénie offre encore plus d’exemples, et plus délicats, de symétrie par l’antithèse. Tout se partage et se balance, non seulement l’ensemble de l’œuvre, mais quelquefois les détails mêmes d’un morceau. Rappelez-vous la scène des Furies et l’effet que produit le pianissimo soudain sur ces mots prononcés tout bas : « Il a tué sa mère. »