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sensible, si déchirante, qu’il m’était absolument impossible de parler de ce que je sentais. » On dirait peut-être cela de Tristan. Mais ce qui suit : « Cette musique, ces accens attachaient du charme à la douleur… Mon ami, je sors d’Orphée ; il a amolli, il a calmé mon âme ;… mon âme est avide de cette espèce de douleur. » Voilà ce que de Tristan on ne dira jamais.

Oui, sans doute, on trouverait dans Iphigénie même une ou deux choses terribles, et pour ainsi dire atroces : le fameux passage des altos, la sublime rencontre de la voix d’Iphigénie avec celle des prêtresses : « Mêlez vos cris plaintifs à mes gémissemens ! » Mais il n’y a rien comme cela dans tout Orphée, et dans Iphigénie il n’y a que cela. Jusque dans les fureurs de l’orage, au début du premier acte, les cadences parfaites, la constance de la tonalité, la fermeté des modulations, la symétrie ou du moins l’eurythmie des périodes, tout enfin préserve la musique et nous-mêmes du désordre et de l’égarement. Ailleurs, partout ailleurs, cette musique est d’une tristesse profonde, mais attirante, je dirais volontiers bienfaisante et même désirable. On doute, en écoutant Tristan, si jamais on pourrait autant souffrir. En écoutant Orphée ou Iphigénie, on doute, — hélas ! encore davantage, — que la souffrance puisse être ainsi mêlée de beauté, de calme et de douceur. Ayant appris d’Oreste les malheurs et les crimes de leur race, Iphigénie lui répond simplement : « Eloignez-vous, je suis assez instruite. » La musique de Gluck imite constamment la dignité, la pudeur de cet euphémisme antique. Elle nous émeut et nous attendrit sans toucher à ce que Goethe, et justement le Goethe d’Iphigénie en Tauride, « appelle le saint et inépuisable trésor du repos. »

Orphée est le premier des cinq chefs-d’œuvre de Gluck ; Iphigénie en Tauride en est le dernier. Il est intéressant de les entendre, comme on peut le faire aujourd’hui, l’un après l’autre. Le chef-d’œuvre fraternel est plus complet, ou plus « avancé ; » le chef-d’œuvre conjugal est peut-être encore plus touchant. Dans Iphigénie en Tauride seulement, dix-sept ans après l’Orfeo italien, cinq ans après l’Orphée français, le grand réformateur a réalisé son idéal et rempli tout son nouveau dessein. Il n’y a peut-être pas moins ni de moindres différences entre Orphée et la seconde Iphigénie, qu’entre Tannhäuser par exemple, ou Lohengrin, et Tristan. Écoutons commencer les deux opéras, ou plutôt l’admirable cantate et le drame lyrique admirable. L’ouverture d’Orphée ne ressemble ni ne se rapporte à l’œuvre, dont elle forme une des parties les moins intéressantes. Dans Iphigénie, au contraire, l’ouverture (la tempête) fait corps avec le drame, et ne peut en être