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eux de plus durables rencontres et comme des échanges plus mystérieux. Quand Brangaene, au premier acte, va quérir Tristan de la part de sa maîtresse, l’orchestre, qui règne toujours, ne gouverne pas : il laisse aux mots toute leur valeur, toute leur grâce familière et suppliante aux prières de Brangaene, aux refus de Tristan toute leur courtoisie et leur sombre gravité. Ailleurs, ce n’est pas seulement dans les mots, c’est dans les noms, dans un seul, que Wagner enferme et rassemble toutes les forces de la musique et toutes ses beautés. « Isolde ! ach ! Isolde ! » Que de fois, au troisième acte, s’élève l’appel de Tristan moribond, aussi déchirant que celui d’Orphée à Eurydice morte ! Au second acte, surpris tous deux par le roi, l’amant invite l’amante à le suivre en son pays, où règne la nuit éternelle. « Das bietet dir Tristan ! Voilà ce que t’offre Tristan ! » soupire-t-il, et deux notes seulement, sublimes de détresse et d’humilité, font du nom de Tristan le nom de la tristesse elle-même. On sait — et pour l’analyser en détail il faudrait des pages entières — quelle symphonie pittoresque et pathétique environne le chant d’Orphée, errant sur les gazons élyséens. A l’autre extrémité du sentiment, ou de l’éthos, dans l’ordre non plus de l’extase, mais de l’horreur, on pourrait presque tenir pour wagnériens certains passages de la scène entre Oreste et les Furies : surtout la célèbre antiphrase : « Le calme rentre dans mon cœur. » Ici la parole et l’orchestre (les altos, les terribles altos) font plus que se partager l’effet : ils se le disputent, ils se l’arrachent. La beauté supérieure, sublime, qui tout à l’heure, dans Orphée, tenait à leur concours, résulte maintenant de leur dissonance et de leur contradiction. La partition nomme ce passage : un air. « Il en est éloigné de plus de mille lieues. » Mais je ne l’appellerais pas davantage un récitatif. L’orchestre y prédomine : il suffit, pour s’en convaincre, d’isoler tour à tour l’orchestre et la voix. Et cet orchestre, bien qu’il fasse ici presque tout, ne fait pourtant qu’accompagner. Mais qu’est-ce donc qu’il accompagne ? Une phrase ? Non pas. Encore moins une mélodie : des soupirs haletans et des cris entrecoupés. « Je ne sais pas, disait un contemporain de Gluck, si cela est du chant ; c’est peut-être mieux. » Nous le disons encore aujourd’hui, et, l’autre jour, à propos de certains passages de Tristan, c’est cela aussi, cela seulement, que nous trouvions à dire.

Ainsi Wagner eut certaines réminiscences de Gluck et Gluck avait eu de Wagner quelque pressentiment. Tout de même ils ne se ressemblent que par exception, et la règle est qu’ils diffèrent. En général, — et c’est ainsi qu’on doit étudier ce qu’on veut bien connaître, —