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génération qui vient de déposer son bilan, ç’a été de faire de l’art uniquement un instrument de jouissance et c’a été, à travers les diverses manifestations de la vie littéraire, de poursuivre uniquement son plaisir. Son idéal a été un idéal d’épicuriens de l’esprit et de voluptueux du cerveau. Tel est le principe qu’on retrouve à l’origine de chacun de ces états morbides. Car le dilettante n’est pas tout uniment le sceptique, c’est l’épicurien du scepticisme : il veut tout comprendre pour tout goûter et extraire de toutes les formes de la pensée la somme de plaisir qu’elles enferment. Il sait que, partout où nous engageons notre cœur, nous allons au-devant de la souffrance, c’est pourquoi il tâche d’échapper aux passions, de se détacher de tout ce qui serait l’occasion d’une blessure, et de réaliser en lui cet état de parfaite indifférence grâce auquel le train du monde ne nous semble plus qu’un jeu combiné en vue de l’amusement. C’est lorsqu’elles partent du fond de notre être que les émotions sont douloureuses ; mais au contraire l’émotion qui reste légère et effleure seulement la surface a son charme et sa douceur. C’est le propre de la sensation de s’émousser promptement ; aussi la difficulté pour le chercheur de sensations est-elle de renouveler ces sensations en les diversifiant. C’est à quoi lui sert le cosmopolitisme. Il entre dans des façons de vivre différentes de celles auxquelles il est habitué et que l’habitude lui a rendues insipides ; il trouve dans d’autres mœurs l’occasion d’autres émotions ; il s’approprie un peu de cette somme de plaisirs que s’est préparée chaque société par ses efforts accumulés de civilisation. Encore les sensations ne sont-elles pas en nombre infini : à force de les raffiner, il faut arriver aux rares, aux exceptionnelles, aux anormales. Mais on sait d’ailleurs que le plaisir échappe à ceux qui le recherchent et par cela même qu’ils l’ont cherché. Et telle est la punition de ceux qui ont cru que la jouissance peut être le but de la vie : du fond de la jouissance même ils voient se lever on ne sait quel fantôme d’amertume et de tristesse. Tel est dans sa réalité, et dépouillé de tous les prestiges de la phraséologie, l’ensemble de sentimens sur lequel a vécu cette génération : on n’y trouve en l’analysant rien que paresse, égoïsme, désir de jouissance et lâcheté.

Et puisque les écrivains d’une génération sont les éducateurs de la génération qui vient, on voit donc aisément quelle est la leçon qui se dégageait de toute cette littérature séduisante et énervante. Songer uniquement à sa satisfaction personnelle, profiter des loisirs que d’autres nous ont faits, dissiper en plaisirs le capital acquis par le labeur des générations précédentes, voilà le conseil qu’elle donnait à la