Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 157.djvu/449

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas me faire un enfant ! Époux, j’aurais mille façons de souffrir, parce qu’il y a mille conditions à mon bonheur. J’ai l’épiderme du cœur trop mince, l’imagination inquiète, le désespoir facile et les sensations à contre-coup prolongé… J’ai trop d’imagination, de conscience et de pénétration et pas assez de caractère. La vie théorique a seule assez d’élasticité, d’immensité, de réparabilité. La vie pratique me fait reculer. Et pourtant elle m’attire, elle me fait besoin. La vie de famille surtout, dans ce qu’elle a de ravissant, de profondément moral me sollicite presque comme un devoir. Son idéal me persécute même parfois… toutes ces images m’enivrent souvent ; mais je les écarte parce que chaque espérance est un œuf d’où peut sortir un serpent au lieu d’une colombe. » Ne nous arrêtons pas au méchant style de ce Suisse germanisant. Mais songeons seulement à l’état qu’il décrit : c’est celui d’une complète dissolution. Juxtaposez un certain nombre d’êtres pareillement dénués de caractère, de volonté, impropres à l’action sociale, à la vie en commun, et, d’une façon générale, impropres à la vie. Que deviennent cette entente réciproque et cette subordination sans laquelle une société ne saurait exister ? Quel idéal peut encore provoquer et soutenir un effort commun ? Où est cette continuité de la tradition qui plongeant dans un lointain passé permet à un peuple de regarder vers l’avenir ? Nous assistons à la ruine de toute vitalité et de toute énergie. C’est l’universel délabrement. Ce sont les molécules qui, s’affranchissant de la loi par laquelle subsiste tout organisme, cessent de combiner leur action. C’est la mort par décomposition, par dissolution, par déliquescence.

Apparemment cet état morbide devait avoir une cause, si même il n’en avait plusieurs. On ne s’est pas fait faute de les chercher, et on en a trouvé de toutes sortes. Cet affaissement était-il le résultat de l’inévitable dépression causée par la défaite ? Mais les causes extérieures et accidentelles agissent suivant l’état de l’organisme où elles opèrent : on a vu, dans tels peuples point encore anémiés, le ressentiment de la défaite réveiller et susciter l’énergie. Était-ce la rançon d’une trop longue période de paix ? Je ne cite que pour mémoire les explications physiologiques, ou celles qu’on tirait de l’arithmétique pour prétendre qu’une période de cent années ne saurait se terminer sans amener de pareilles perturbations. Or tout essai pour expliquer un phénomène par un autre phénomène qui n’est pas de même nature ne peut amener à une conclusion solide. C’est une cause morale qu’il faut assigner à des phénomènes d’ordre moral. Et cette cause morale apparaît ici et s’impose avec la clarté de l’évidence. L’erreur et la faute de cette