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géomètres, qui ont créé une nouvelle catégorie de grandeurs, les idéaux, « pour retrouver, dans la théorie générale des nombres, les lois de la divisibilité des nombres entiers, » M. Tannery s’écrie : « Dans cette merveilleuse organisation de l’idée de nombre, il semble que l’homme se soit joué des obstacles les plus impossibles à surmonter, qui l’attiraient et qu’il a plus d’une fois réussi à tourner. L’obstacle n’était vraiment dépassé que quand l’homme avait retrouvé, souvent démesurément agrandies, les lois qui régissaient le domaine qu’il venait de quitter ; son goût esthétique pour l’ordre, pour ce qui est, à la fois, nouveau et le même, était satisfait pour un instant. » Les mathématiques progressent donc par créations totales ou par généralisations, et toujours le géomètre devine d’abord, puis cherche à prouver ; plus il a de génie, et plus rarement ses prévisions sont en défaut.

L’intuition a toujours le rôle de devancière ; elle est aux avant-postes. Ceci est vrai pour toute science ; mais de même que la théorie mathématique est plus artistique, de même l’intuition du géomètre est plus artistique que toute autre, et nous l’allons montrer. Ah ! certes, elles ne manquaient pas de grandeur les « vues » d’un Lavoisier, d’un Lamarck, d’un Fresnel, d’un Pasteur… ces « idées préconçues, » comme disait Claude Bernard ! Nous ne voudrions pas que l’apologie des uns parût être le procès des autres : le génie, dans n’importe quel domaine, c’est toujours le génie ! Mais naturalistes ou physiciens trouvent la matière placée d’avance sur leur enclume, ils n’ont qu’à la passer à la fournaise pour la marteler ensuite ; en les pétrissant de mille manières, ils arrachent enfin aux corps quelques-uns de leurs secrets. Mais ces corps, la nature les a placés devant eux. Ces savans, comme l’abeille, se posent sur la fleur, prennent le suc et le transforment en un miel exquis.

Les géomètres ont bien plus tiré d’eux-mêmes pour donner leur miel. Refusera-t-on de reconnaître un caractère plus artistique aux inspirations de ces hommes qui ont, pour ainsi dire, créé la matière avant que de la forger, qui ont dû tirer en grande partie de leur propre fonds les matériaux dont ils se sont servis ensuite pour élever leurs édifices immatériels aux assises puissantes, aux tourelles élancées ? Ceci demande quelque explication : « Le seul objet naturel de la pensée mathématique, dit M. Henry Poincaré[1], c’est le nombre entier. C’est le monde extérieur qui

  1. Acta Mathematica, t. XXI, p. 338.