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une émotion esthétique violente, haute récompense du labeur qui a été nécessaire pour créer en soi ce résonateur spécial susceptible d’entrer en vibration devant une majestueuse ordonnance d’idées.

Mais ce n’est point tout que de considérer seulement l’impression produite sur le spectateur, l’auditeur ou le lecteur par l’œuvre achevée, — œuvre d’art ou œuvre mathématique. Il faut examiner maintenant ces ouvrages pendant la période de construction, c’est-à-dire au point de vue de l’ouvrier qui crée : il faut comparer l’inspiration de l’artiste à l’intuition du géomètre.

Devant une théorie mathématique, c’est le seul « vrai » qui nous frappe d’abord. Mais, à la réflexion, nous suivons, dans leurs grandes lignes, les évolutions de la pensée qui a fait apparaître ce « vrai ; » nous apprécions toute l’habileté de la méthode, s’il était question d’un problème déjà bien posé, mais resté sans solution, et, en outre, toute l’ingéniosité des conceptions, si le géomètre posait lui-même, avec sagacité, une question intéressante, utile aux progrès de la science. Considérons cette théorie des groupes, — nous espérons lasser un peu moins la bienveillance du lecteur en ne multipliant pas trop les exemples techniques. — Au commencement du siècle, Galois, encore collégien, n’était point absolument satisfait par le cours d’algèbre du lycée Louis-le-Grand, et il allait puiser des idées dans les travaux de l’illustre Lagrange. Mécontent encore, et désireux d’aller plus loin, il pensait beaucoup et, finalement, il introduisait la notion de groupe, ramenant l’étude d’une équation algébrique à l’étude d’un « groupe correspondant de substitutions. » A voir cet édifice logique dont il a été l’architecte, l’on devine une puissante inspiration qui a précédé la construction. Comment Galois eût-il établi sa théorie s’il n’avait vu d’avance, pressenti l’importance du groupe dans cette question qui le tourmentait ? Et comment Sophus Lie eût-il introduit le groupe en analyse s’il n’avait deviné, pressenti que là devait être un chemin conduisant à de grandes découvertes ?

Le rôle de l’intuition est capital en mathématiques : le géomètre veut toujours ou bien faire « du nouveau » ou bien élargir, « généraliser » l’ancien. Ayant obtenu sur certaines données quelques résultats, il veut savoir ce qui en subsistera lorsque les données seront plus ou moins modifiées. Nous emprunterons à ce sujet quelques lignes à M. Jules Tannery[1]. A propos de ces

  1. Revue générale des Sciences, 1897.