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— Je suis un grand ignorant, lui répondis-je, et les hommes qui marchent sur les nuages, comme vous appelez les puissans du monde, ne m’ont point confié leurs desseins. Mais ce caractère chevaleresque de la France que vous prisiez naguère ne l’obligeait-il pas de suivre et de soutenir son alliée, la Russie ?

Cet argument sembla le toucher ; il pencha la tête et croisa un instant ses bras dans ses amples manches, puis il reprit :

— Hé ! ce que vous me dites me paraît juste et je vous en félicite. Mais approuvez-vous les Russes ?

— Je ne les approuve, ni ne les condamne. Je sais qu’en France l’opinion publique exaltait votre courage et se réjouissait de vos victoires. Seulement, avouez que notre intervention vous a tirés d’un pas hasardeux. Quand il s’agit de gloire, le Japonais se borne malaisément avant l’ivresse. Le saké de votre vertu guerrière vous avait emportés au-delà de toute prudence. Excusez-nous si, en bons amis, nous vous avons arrêtés à la cinquantième coupe.

Cette image le chatouilla plaisamment, et le notable de Mayebashi y prit plaisir, car nous échangeâmes force coupes de saké, et les cruchons se succédèrent avec diligence.

Et, pendant que j’exprimai à Mikata mon contentement de cette soirée, mes deux hôtes m’examinaient et jabotaient tous deux ensemble, et j’entendais ces so ! sodeska ! sodes ! points exclamatifs ou marques d’approbation dont les Japonais ponctuent leur entretien et ne cessent de couper leur interlocuteur. Enfin, le notable se tourna vers Mikata et lui tint un petit discours que ce dernier, qui en comprenait la naïveté et en éprouvait cependant une légère pointe d’orgueil, me traduisit ainsi : « Ces messieurs me prient de vous dire que vous ressemblez à un vrai Japonais. » Japonais, soit ! Cette ressemblance dont je ne m’étais pas encore avisé m’imposait des devoirs et je n’y faillis point. Mes bâtonnets détaillèrent plus gaillardement ce qui me restait de poisson ; je lampai ma soupe qui me parut succulente, et, le saké en main, je me sentais en humeur de faire raison à tout l’état-major de M. Kumé, y compris le gentil Nojô. Et la servante agenouillée près d’un petit baquet en laque noire nous emplit nos écuelles d’un beau riz blanc cuit à l’eau. Et, de temps à autre, Takéuchi lui jetait une de ces grasses plaisanteries, dont les Japonais sont si friands, une gravelure rabelaisienne qui incendiait le visage de la jeune fille et lui cillait les yeux.