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suprêmes offrandes contribuèrent à dorer, et, pleins d’un candide orgueil, s’imaginent un instant que le temple est leur ouvrage.


Vers 11 heures, les deux valets de M. Kumé entrèrent dans notre wagon : l’un, figure longue, osseuse, olivâtre, vêtu en bicycliste ; l’autre, pas plus haut qu’une botte, habillé d’un complet beige et le chapeau mou sur l’oreille. Ils portaient des paniers de provisions, de beaux paniers dont les compartimens renfermaient couteaux, cuillers, fourchettes, assiettes, gobelets, tout le luxe occidental. On en retira d’abord le déjeuner des Japonais et chacun des membres du Comité reçut une boîte en bois blanc, rectangulaire, qui contenait douze saucisses de riz enroulées dans des herbes marines. Ils avalèrent leurs douze saucisses, pendant que les valets nous beurraient des tartines et ouvraient les conserves. Quand les bouteilles furent débouchées, personne ne refusa de goûter au bordeaux ; plusieurs même acceptèrent un petit verre de cognac, mais, à peine l’eurent-ils vidé, leur visage congestionné se teignit d’un rouge de brique. M. Kumé me prévint que je ne referais pas de déjeuner semblable et s’excusa par avance des repas indigènes que ses amis m’infligeraient. Je lui répondis que j’aimais la nourriture japonaise, à quoi il me repartit qu’il préférait la cuisine européenne.

Nous approchions de Mayebaslii. Mikata me demanda tout à coup si j’avais mon passeport. Misère de moi ! Je l’avais oublié. Cette nouvelle arracha à mes compagnons des cascades de  ! gutturaux. Ils se regardèrent, hochèrent la tête et s’abîmèrent dans une pénible méditation. L’un d’eux cependant rompit le silence et parla longuement : « Qu’a-t-il dit ? » demandai-je à Mikata. — « Il a dit que c’était grave. » Je le savais et que la police japonaise ne plaisante pas sur cet article. Je me voyais déjà contraint de retourner à Tokyô. Adieu, ma campagne électorale ! Un second électeur prit la parole et la garda plus longtemps que le premier : « Eh bien ? » — « Eh bien ! fit Mikata, il a dit que c’était très grave. » Je compris que la consultation menaçait de s’éterniser et que, fidèles à leur tour d’esprit, les Japonais se préoccupaient moins de remédier à mon oubli que d’en dérouler toutes les conséquences. Je proposai d’envoyer un télégramme ; mais M. Kumé avait réfléchi et décidé qu’on avertirait le commissaire de police et qu’on dépêcherait à Tokyo un soshi qui rapporterait le précieux papier.