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II

J’avais alors pour interprète un fonctionnaire dégommé, un Japonais victime de la politique et qui l’adorait. M. de Bondi, notre consul de Formose, en résidence à Tokyo, est l’homme le plus avisé des deux mondes. Il connaît le Japon, il connaît les Japonais, mais il ne les connaît pas mieux qu’il ne fait du reste de l’univers. Ses multiples séjours dans les milieux excentriques l’ont doué d’une admirable vertu d’assimilation. Il est partout chez lui. Là où nous prenons pied, il a déjà pris racine, et notre âme y cherche encore le soleil que la sienne s’est épanouie. Si le pays lui plaît, il s’y installe, il y noue de vieilles amitiés, il en devient le guide indispensable, obligeant et sûr ; il y est né. Comme je le priais de m’indiquer un bon Japonais intelligent, honnête, parlant français et qui pût s’intéresser à mes sujets d’étude. « Parbleu, me dit-il, j’ai votre affaire. » Et le lendemain, on m’annonça M. Mikata.

Je vis entrer un petit Kalmouk assez trapu, ganté contre le froid, et recouvert d’un pardessus café au lait dont les basques cambrées à la taille retombaient sur des bottes d’écuyer. Front borné, menton court, bouche fendue, la lèvre supérieure contenant mal une rangée de dents impatientes, il me frappa surtout par la franchise de ses yeux qui montaient droit vers les miens, à l’européenne. Son regard avait désappris la politesse japonaise et ne se fixait plus obstinément sur le nombril de son interlocuteur. Nous nous entendîmes sans difficulté, et je ne tardai pas à sentir tout le prix du service que M. de Bondi m’avait rendu. L’homme qu’il me recommandait valait mieux qu’un interprète, et son commerce allait m’ouvrir un jour sur le Japon contemporain.

Mikata n’était une âme ni complexe ni mystérieuse, mais l’extraordinaire époque que son enfance et sa jeunesse avaient traversée ne lui avait point permis de rester banal. Il avait subi les ascendans les plus divers. Né dans les grands vents et sous les nébuleuses de la Restauration, son esprit en gardait une inquiétude de déraciné et reflétait encore des lumières vagues et troubles. Quand je le connus, il arrivait de Formose où je ne sais plus pour quel motif honorable le ministère l’avait relevé de ses humbles fonctions administratives. Je pense qu’il avait eu le