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s’armèrent ; des paysans qui ne savaient même pas ce que signifiait un bulletin de vote, d’anciens samuraïs fermés à toute idée politique, assiégèrent les urnes et s’y livrèrent des escarmouches tumultueuses. De même que jadis les escortes de deux seigneurs qui se rencontraient sur une route échangeaient souvent des provocations et des coups de sabre, deux candidats ne purent se croiser sans que leurs cliens n’en vinssent aux mains. Les énergies désorientées, que l’éboulement des dernières ruines féodales avait disséminées à travers le pays, se rallièrent et retrouvèrent leur emploi dans ces bagarres civiques. Le gouvernement halluciné par l’exemple de l’Europe conviait les électeurs à de paisibles débats d’opinions ; et, de fait, deux opinions se partageaient inégalement le peuple japonais : l’une, la plus nombreuse, que les excentricités européennes énerveraient le Japon et qu’il fallait retourner en arrière ; l’autre, que la civilisation occidentale fortifierait le Japon et qu’il fallait marcher en avant. Mais il importait assez peu que l’une ou l’autre triomphât, car la Constitution avait placé au-dessus de la Chambre élue un ministère irresponsable, moins soucieux d’obéir aux injonctions des suffrages électoraux qu’obligé de poursuivre son œuvre fatale. Et d’ailleurs, l’esprit asiatique répugne à l’affirmation. Les rétrogrades n’osaient condamner absolument le nouveau régime ; les hommes d’avant-garde n’osaient renier l’ancien. Des deux côtés on se lassa vite d’argumens équivoques, et la discussion descendit des questions générales dans la mêlée des intérêts personnels.

Ce fut une inexprimable confusion. Les esprits les plus opposés s’accrochèrent et se firent un drapeau d’un manteau d’arlequin. L’ivresse de la lutte tint lieu de conviction ; les rancunes, de principes. Dès ses premiers pas, le parlementarisme japonais vacilla, trébucha, non pas à la façon d’un enfant vigoureux qui veut grandir, mais comme un fils dégénéré que des excès précoces ont rendu faible et violent. Il naquit corrompu. Il avait hérité les tares vicieuses que la féodalité cache dans son corset de fer. Le corset tombé, elles apparurent à la banalité du jour. Avarice, vénalité, faux point d’honneur, orgueil et bassesse, ignorance et trahison, tout ce qui jadis endossait l’armure de laque et portait le masque horrifique sous les antennes guerrières se heurta sans pittoresque, en hakama, en redingote, nu-tête, coiffé d’un feutre exotique, autour des tréteaux oratoires où des acteurs mimaient, à l’impromptu, les gestes de nos grands citoyens et même