Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 157.djvu/222

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tenait à l’écart, non pas, comme ils le lui reprochaient, pour éviter la défaveur de la cour et celle du roi, et par crainte « d’être enveloppé dans le commun naufrage, » mais par suite de cette règle de conduite qui l’éloignait de toutes les agitations, de toutes les démarches qui ne se rapportaient pas à la grande et laborieuse tâche qu’il avait assumée.

Puisque tel était, d’après ces témoignages, l’état d’esprit de beaucoup de savans français à l’égard de Buffon, restaient donc les savans étrangers, dont Montesquieu attendait le jugement. Mais, Linnéens comme les nôtres, ils devaient juger de même. « Je crois, écrivait Grimm en 1756, après l’apparition du vie volume, que le mérite de M. de Buffon perdra de son éclat chez la postérité autant que chez les étrangers… qui, négligeant la forme, ne pourront juger que les idées et le fond. Au contraire la réputation de M. Daubenton ne pourra que gagner auprès d’elle… » Et plus tard, après l’apparition du xie volume, en 1764 : « On a reproché à M. de Buffon une trop grande facilité à créer des systèmes et à s’en engouer ; on a dit qu’il voyait moins la nature dans ses opérations que dans sa tête ; de savans naturalistes des pays étrangers et surtout d’Allemagne, où cette science est particulièrement cultivée, ont relevé un grand nombre de ses erreurs. »

On croit répondre à cette thèse par la grande réputation de Buffon dans toute l’Europe, par les marques de respect qu’il a reçues des savans étrangers, par l’empressement de toutes les compagnies savantes à l’accueillir dans leur sein, l’Académie de Berlin, la Société de Londres, les Académies de Saint-Pétersbourg, de Padoue, de Bologne, des Arcades de Rome. Mais ces témoignages d’admiration n’étaient que le retour de celle dont l’illustre naturaliste était l’objet dans son propre pays. Qu’on ne s’y trompe pas ! Il ne s’agit pas du génie de Buffon, il s’agit de son autorité. Aucun critique ne pouvait songer à mettre en doute la puissance de son imagination, l’étendue de son esprit et la profondeur de ses facultés philosophiques ; aucun même ne pouvait, sans tomber aussitôt dans le ridicule, méconnaître l’extraordinaire impulsion qu’il avait donnée à l’histoire naturelle dont il a préparé l’essor merveilleux au xixe siècle. Personne encore ne pouvait fermer les yeux à cette révolution accomplie par lui dans la direction générale de l’esprit public, en substituant aux sciences mathématiques qui avaient eu jusque-là la faveur et l’influence, les sciences naturelles, les sciences d’observation.