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la place de l’homme dans la nature, au développement de ses facultés, à la variété de ses races, fut accueilli avec autant d’admiration que de surprise. On dirait, dans le langage d’aujourd’hui, que sa publication fut un succès de librairie sans précédent. L’édition première fut enlevée en six semaines : elle fut suivie d’une seconde, puis d’une troisième en moins d’une année, et, dans le même délai, traduite en anglais, en allemand et en hollandais. Le livre était dans toutes les mains, et selon les propres expressions de Cuvier, qui lui-même en avait eu des témoignages certains, on le trouvait « sur la toilette des femmes et dans le cabinet des littérateurs. »


I


L’enchantement fut universel, sauf dans le camp des naturalistes. Buffon n’en faisait point partie. Ses études, d’après ce que l’on en savait, avaient été tournées d’un autre côté, vers les mathématiques et la physique. Il avait alors 42 ans, et il semblait que ce fût bien tard pour débuter dans un ordre de science qui, plus que tout autre, exige un esprit jeune et une vocation précoce. La seule annonce de l’ouvrage avait provoqué la défiance des naturalistes. « Ce projet me semble d’autant plus hardi, écrivait à ce sujet l’illustre Malesherbes, que M. de Buffon n’avait pas encore paru dans le monde savant comme naturaliste ; il était déjà célèbre par plusieurs mémoires lus à l’Académie sur différens sujets d’agriculture, de physique et de géométrie, et par une traduction très estimable ; mais ces différentes connaissances me paraissaient autant de diversions à l’étude de la nature. »

Malesherbes avait raison. Buffon s’était classé comme mathématicien. Il avait été nommé membre adjoint de l’Académie des Sciences dans la section de géométrie, le 3 juin 1733, n’ayant pas encore 26 ans. Il avait montré, dès sa jeunesse, quelque aptitude pour les mathématiques ; il avait appris au collège les élémens d’Euclide, étudié ensuite le traité des sections coniques et le binôme de Newton. À Angers, un oratorien, le P. de Landreville, l’avait entretenu dans ce goût de l’analyse et de la géométrie. À Genève, en 1730, il avait fréquenté un professeur renommé, Gabriel Cramer, et il avait dû au commerce et à l’amitié de ce savant une partie des connaissances qu’il avait acquises dans le calcul des probabilités. On trouve dans ses œuvres