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développement illimité est le gage du progrès de l’humanité en général, mais il fait bon marché de toutes les lois et de toutes les traditions, qui lui paraissent artificielles ; il ne demande qu’à remanier le monde et la vie sur un nouveau modèle, en prenant la liberté pour mot d’ordre. Tous les récits de Garland ont une note révolutionnaire.

Voulez-vous savoir comment il envisage le mariage ? Lisez la nouvelle, d’une réalité si poignante, intitulée A Branch road, qu’on pourrait aussi bien nommer Un chemin de traverse. Vous y verrez une femme malheureuse en ménage recommencer triomphalement sa vie en revenant au premier amour dont l’avait détournée un malentendu. J’ajouterai que le sujet qui, traité par une autre plume, risquerait d’être scandaleux, échappe à tout reproche par la pureté de l’intention, la franchise avec laquelle les situations les plus périlleuses sont abordées. Nulle part, dans l’ensemble de l’œuvre qui nous occupe, ne domine la passion au sens violent et sensuel du mot. Rien d’équivoque surtout ; chez l’homme, c’est toujours un désintéressement, une absence d’égoïsme, un besoin de protéger l’être faible, un respect quasi religieux de la femme, simplement et fortement exprimé, sans emphase ni parti pris. Les opinions de Garland n’en sont pas moins ce que des esprits timorés appelleraient subversives. Partout il insinue des questions d’affranchissement et de réforme. Un défi à l’autorité des parens, tel est au fond, sans qu’il y paraisse trop, le thème de sa ravissante idylle Dans les rangs de maïs.

Il est difficile en Europe d’imaginer ces hauts épis qui montent presque à hauteur d’homme. Julie, si grande qu’elle soit, y disparaît tout entière, son chapeau de soleil, sunbonnet, se montrant seul au-dessus des hampes robustes du blé indien, tandis qu’elle guide la charrue d’un pas lassé, de sorte que le jeune Rob, qui la courtise, peut, coiffé de la profonde capeline rose, tromper les regards du père soupçonneux qui travaille dans le champ voisin et entretenir la belle, tout en labourant à sa place. Rob est un de ces garçons aventureux qui, avant même d’avoir de la barbe au menton, quittent le village natal pour aller chercher dans le Dakota ou ailleurs un sol riche à défricher, et d’abord l’égalité sociale. Il supporte son exil parce que, dit-il, aucune aristocratie ne se rencontre là-bas, personne n’y vivant du travail de tous. Mieux vaut être posé en égal parmi des paysans qu’en serviteur devant le beau monde.