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centre nerveux de la vie nationale, la capitale où l’on fait de l’histoire, comme on fait de l’art et de la littérature à Boston, comme on brasse de l’or à New-York. Et tout est fini ! Il n’a plus le courage de se promettre une revanche. Celle pour qui, depuis des années, il a tant travaillé, tant lutté ne veut pas de lui !

Cependant il ne peut résister au désir de la revoir, de l’entendre encore une fois. Il part pour le Kansas où, au milieu d’une malheureuse population qui meurt de faim, tandis qu’au Parlement on coupe oiseusement un cheveu en quatre, sous prétexte de discuter le tarif, Ida Wilbur exerce sa mission dans des circonstances tragiques. Le mouvement de l’Alliance prendrait facilement le caractère d’une espèce de Jacquerie. Ida parle à cinq mille fermiers réunis qu’elle instruit, qu’elle éclaire, qu’elle fait vibrer à sa guise. Sur les femmes son empire est sans limites ; elle se fait l’amie, la sœur des plus humbles d’entre elles. Bradley la rejoint à Chiquita dans un meeting de l’Alliance qui lui rappelle, — avec quelle vivacité ! — leur première rencontre des années auparavant. Ah ! oui, les temps sont loin des pique-niques de la Grange ; point de musique, point de bannières enrubannées maintenant, point de pastorale ; des gens maigres, hâves, surmenés jusqu’à n’avoir plus d’âge ni de sexe ! Ils arrivent de tous côtés, en procession lugubre, pour entendre une voix sympathique et convaincue réclamer l’abolition de cet esclavage industriel dont ils sont les victimes.

Leurs revendications sont quelquefois inscrites sur la rude toile qui abrite les chariots couverts ; ils veulent l’égalité que voulurent les ancêtres, les hommes de l’Indépendance. A leur tour, ils forment une armée en révolte contre le servage sous toutes ses formes. Blancs et noirs marchent côte à côte, détail caractéristique : l’extrême misère partagée fait disparaître jusqu’aux distinctions de couleur.

Bradley accompagne son amie dans de rudes expéditions à travers un pays où, d’une petite localité à l’autre, le voyage n’a rien de facile ; il l’écoute avec admiration, il parle après elle ; son cœur est touché par les profondeurs d’infortune qui se révèlent à lui ; il se convertit tout de bon à la religion de l’humanité. Désormais il y consacrera ce qu’il a de forces. Et, voyant qu’il se donne tout entier, sans arrière-pensée, à la cause qui lui est chère, Ida spontanément, à l’improviste, le récompense par le don d’elle-même. Mais ce mariage ne l’enlèvera pas à son œuvre, bien loin