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sans doute. La corruption, dans tous les genres, l’entoure effrontément ; les législateurs, ses collègues, lui font souvent l’effet de joueurs sans vergogne ; l’intrigue dans les coulisses dépasse encore ce qu’il avait pu supposer de pire. Tout le monde quitte les fermes, les villages et se précipite vers la ville ; on offre et on accepte des pots-de-vin, on brigue les places, les faveurs : que ne ferait-on pas pour les obtenir ? Les femmes s’en mêlent. C’est un trafic honteux. Il va sans dire que les démarches insidieuses se multiplient vainement auprès de lui pour l’empêcher de déclarer telle ou telle corporation illégale et de dénoncer ses pratiques.

Bradley voit quelquefois Ida, entourée, recherchée par les hommes les plus intelligens, dans l’intervalle de ses tournées de conférences. Quelqu’un dit d’elle :

— C’est une existence anormale, toujours sur les grands chemins, campant dans les hôtels. Il n’y a pas de femme qui puisse résister à un pareil régime.

Et cependant il sait qu’elle a gardé toutes les vertus, toutes les grâces de son sexe, en s’élevant à la hauteur de l’autre par le savoir et la pensée ; il sent que tout ce qu’il est, il le lui doit et que sa vie, avec tous les succès qu’elle peut tenir en réserve, ne serait rien si, tôt ou tard, Ida ne consentait à la partager.

Enfin, il ose… Il est maintenant membre du Congrès, il siège à Washington. Elle a entendu avec une évidente sympathie ses principaux discours ; il lui demande un mot d’encouragement, et, ce mot, elle refuse de le prononcer, n’étant pas libre. Que veut-elle dire ? S’agit-il d’engagement avec un autre ? Ah ! cette pensée, Bradley ne pourrait la supporter. Mais, bientôt après, il voit Ida partir pour le Kansas, où une nouvelle coalition de fermiers, plus sérieuse, plus résolue, plus désespérée que la première, s’est formée sous le nom d’Alliance. De cette Alliance, lui-même se constitue le défenseur en plein Congrès, s’attirant ainsi les épithètes de socialiste, d’anarchiste, de songe-creux, — et l’humiliation de n’être pas réélu.

Ainsi, pour elle, pour la cause qu’elle sert, il est descendu de ce piédestal de la vie politique qui, dans l’Ouest américain, est le plus haut de tous. Jadis, avant la Révolution, le premier rang appartenait au prêtre ; ensuite vint le règne du soldat ; maintenant l’homme politique est tout, le culte du succès politique éclipse même celui de l’argent. Bradley avait été en évidence au Parlement, il avait connu cette ivresse de vivre à Washington, le grand