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puis, peu à peu, il a joint la spéculation des terrains à ce commerce. Chaque sou qu’il gagne, il le place en terre, profitant pour cela des ventes forcées ou prêtant sur hypothèque, ce qui est peut-être le plus sûr moyen de rester tôt ou tard maître de la situation. Il prête à tout le comté, ruinant ainsi ceux qu’il oblige, et a pour jeu habituel de garder l’ancien propriétaire comme tenancier[1]. Au surplus, rond en affaires, il accorde à ses débiteurs tous les délais qu’ils souhaitent : — Je n’ai pas besoin de votre terre, moi ! Tout ce qu’il me faut, c’est l’intérêt de mon argent.

Butler a fini par avoir ainsi plus de vingt fermes florissantes. Celle qu’il livre aux Haskins est en mauvais état, ce qui le décide à se montrer coulant sur les conditions. Sans le secours de Council, qui lui fait des avances de grains et de bétail, le pauvre transfuge du Kansas ne réussirait pas à mettre en valeur ces champs depuis longtemps négligés, mais une volonté ferme le soutient. Il s’acharne à réussir. Des récoltes superbes récompensent un effort presque surhumain. Haskins moissonne le blé sur dix acres à la journée, liant encore des gerbes bien avant dans la nuit, au clair de la lune. Un esclave mourrait à la peine, mais cet homme se croit libre et il travaille pour ses petits ; le succès l’électrise et le porte.

Cette histoire des travaux d’un simple laboureur a le caractère grandiose que Garland s’entend à prêter aux choses dites vulgaires. Les routes communes de la vie, quand il nous y sert de guide, ne sont pas, comme quelques-uns le veulent, tout en boue et en ornières ; il est trop sincèrement réaliste pour ne pas nous montrer la joie de l’effort en même temps que son côté pitoyable. Cependant on attend avec une impatiente anxiété la fin d’une pareille lutte. Les trois années, après lesquelles Haskins aura le droit, soit de renouveler son bail, soit d’acheter la ferme, sont expirées. Butler, invisible jusque-là, vient admirer les granges pleines, les barrières neuves, les meules énormes de froment, le jardin bien entretenu, la riche basse-cour. Il prête l’oreille avec complaisance aux projets de son locataire, qui désire acheter le sol engraissé par ses soins.

— Deux mille cinq cents dollars, dites-vous ? Mais votre ferme en vaut cinq mille cinq cents ! Je ne peux vous la donner à moins que cela.

  1. A dessein nous n’employons pas le mot fermier. On appelle fermes, en Amérique, toutes les propriétés rurales. Le fermier est celui qui possède.