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Elle lui a été inspirée par une impression d’enfance. Non loin de la maison paternelle passait une « flotte » presque ininterrompue de schooners de prairie, chariots d’émigrans que l’on voyait toujours poindre à l’Est et qui s’évanouissaient au-delà d’une grande vague herbue roulante du côté de l’Ouest. Le petit se demandait d’où ils venaient, où ils allaient. Par la suite il a compris que le sort le plus triste au monde est celui de l’errant sans un pouce de terre à lui et que la faim précipite vers l’inconnu plein de menaces, tandis qu’au bord du chemin il voit les fenêtres éclairées d’une maison stable et fixe, des fenêtres derrière lesquelles on rit, on cause, on se rassemble. Un de ces chariots d’émigrans échoue à la porte d’une ferme. C’est déjà l’hiver. Tout le jour le fermier a conduit sa charrue à travers les champs planes et noyés, sous la neige qui tombe et qui fond à mesure, le trempant jusqu’aux os. Tout le jour, malgré de fréquentes rafales et les nuages ruisselans, il a excité de la voix ses quatre chevaux qui vont et viennent avec une inlassable patience. Son pardessus en haillons est tout blanc, les bords rabattus de son chapeau pleurent à grosses larmes, une boue gluante, épaisse et noire comme du goudron, monte jusqu’au haut de ses lourdes bottes. Il siffle tout de même, assis sur le siège de sa charrue, quand le vent le pousse, marchant à la tête de ses chevaux lorsque au contraire il l’a contre lui.

Les oies sauvages, qui n’ont cessé depuis le matin de fendre le ciel, cou et bec tendus avec des cris stridens, s’abattent invisibles dans le champ de blé voisin ; il est huit heures. Council se prépare à rentrer dîner, quand cet étranger lui demande un abri pour ses trois enfans, pour leur mère malade. Jamais fermier de l’Ouest n’a refusé à personne l’hospitalité. Bientôt les affamés sont gorgés de nourriture et se réchauffent au grand feu de la cuisine. L’histoire qu’ils racontent est des plus communes : les Haskins reviennent du Kansas dévoré par les sauterelles ; ce fléau ne leur a rien laissé ; ils sont sans ressources, sans avenir ; ils vont en dérive.

Alors, pourquoi ne resteraient-ils pas dans le pays ? La terre y est encore abordable. Ils n’ont pas d’argent sans doute ; mais il y a toujours moyen de s’arranger avec Butler.

Butler est un de ces usuriers marchands de biens, qu’on appelle dans l’ouest Land poor. De bonne heure, quand s’est fondée la ville voisine, il est venu y établir un petit magasin d’épicerie,