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« Cette masse, qu’il est bien tentant d’opprimer[1], tant elle s’y prête de bonne grâce, pèse cependant à la longue dans un même sens, et du moment qu’il y a du calme, que tout danger est passé, murmure tout bas une sorte d’opinion publique… Il faut absolument que le vainqueur se l’attache, car le vaincu, se flattant toujours de la conquérir, recommencera ses efforts dans l’espoir de la soulever. Voici l’opinion de cette masse. Elle est assez éclairée par les écrivains et par la Révolution pour ne se soucier en aucune manière de la royauté ; mais elle n’est point assez enthousiaste pour vouloir de la République au prix de la tranquillité. Elle ne se soucie point des castes privilégiées, parce qu’elle n’en est pas et qu’elles ne lui ont fait aucun bien. Mais elle ne les hait point assez pour vouloir qu’on les persécute, parce qu’elle sait bien que la persécution trouble le repos de ceux mêmes qui ne sont ni persécutés ni persécuteurs, et cette masse de la nation veut le repos avant tout. L’agriculture, le commerce, la dette publique, les impôts, la paix et la guerre, voilà ce qui l’occupe, parce qu’elle n’a qu’un désir, l’aisance et la tranquillité. Les individus de cette masse ne se battront pas pour obtenir la tranquillité, parce que les hommes paisibles sont incapables de ce calcul, qu’ils ne sortiront pas du repos du jour par la crainte du lendemain. Mais, si vous ne le leur donnez pas, ce repos, si vous ne leur en assurez pas la durée, ils seront inquiets, mécontens, et, quoique aucun signe hostile ne le prouve, le voyageur qui traversera ce pays sentira que son gouvernement n’est pas établi, que rien n’y est fondé, que personne n’y calcule sur l’avenir, que rien de volontaire ne se passe entre les gouvernés et les gouvernans, que les partis peuvent tous spéculer sur la nation sans qu’elle s’y oppose, ni ne s’y prête. Le gouvernement est, pour ainsi dire, effrayé de ne pas rencontrer d’obstacles, comme, en marchant dans la nuit, on a peur de sentir le vide ; il voudrait qu’une résistance attestât la vie, qu’une opposition prononçât le nombre des amis, et mît en mouvement des volontés quelconques. C’est une funeste disposition que celle-là dans une république. Elle est coupable dans les gouvernés, et les gouvernans doivent réunir tous leurs efforts pour la vaincre. »

Cette page, d’une analyse si pénétrante, indique exactement le mal dont souffre la France en 1798. Le diagnostic de Mme de Staël

  1. Feuillets 196 et 197.