Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 156.djvu/951

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jusqu’ici comme un devoir absolu, celui de ne faire aucune trêve ni aucun pacte avec une société maudite et un gouvernement condamné. Ç’a été un immense scandale ! L’émotion que nous avons éprouvée nous-mêmes en présence d’un pareil fait n’a été rien en comparaison de celle qui s’est emparée des vieux socialistes, qui ont été, en somme, les premiers organisateurs du parti et ont veillé longtemps sur ses destinées incertaines.

Si, la veille de l’entrée de M. Millerand au ministère, la réunion d’un congrès national était déjà décidée en principe, le lendemain elle a paru urgente. Le Congrès a été annoncé aussitôt, et on a cru qu’il se réunirait tout de suite. Puis, il a été ajourné de mois en mois, comme si on attendait quelque chose. Que pouvait-on attendre ? Nous l’ignorons. Peut-être la chute du ministère, qui aurait fait disparaître la question, ou qui lui aurait du moins enlevé ce qu’elle avait de personnel et d’irritant. On aurait été alors beaucoup plus à l’aise pour discuter seulement en principe le problème de casuistique qui était posé. Mais le ministère a fait preuve d’une longévité inattendue, et le congrès a dû traiter la question en face de M. Millerand ministre et du gouvernement dont il fait partie. S’il s’était prononcé contre M. Millerand, celui-ci aurait été obligé de donner sa démission, et on aurait constaté qu’un membre socialiste du gouvernement n’était pas seulement responsable devant les Chambres, c’est-à-dire devant les représentans du pays, mais encore devant un autre pouvoir, qui, s’il n’a rien de constitutionnel, n’en est pas moins puissant, ni moins impérieux. Mais les choses ont tourné autrement.

Nous avons dit que le parti socialiste avait toujours été divisé. Il suffit pour s’en convaincre d’énumérer toutes ces appellations de guesdistes, de blanquistes, d’allemanistes, de broussistes, — et sans doute nous en omettons, — entre lesquelles ses membres avaient à choisir. Le parti était composé d’un grand nombre de petites chapelles, où l’on procédait suivant des rites différens. Mais le grand public ne s’en préoccupait guère. Les socialistes paraissaient encore si loin du pouvoir, que quelques esprits curieux prenaient seuls la peine d’étudier à fond leurs doctrines, et d’en suivre la marche ou les contradictions. M. Jules Guesde était alors l’homme le plus important de la secte : il était le dépositaire de la doctrine de Karl Marx, et il avait toutes les allures qui conviennent à un pontife d’une religion nouvelle. Son apostolat, quelque actif qu’il ait été, n’a eu qu’une influence très restreinte sur le développement du socialisme à travers les masses. Les ouvriers ne s’occupaient pas beaucoup de doctrine : tout leur