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écris pour vous adresser une requête de la nature la plus modérée. Tous les ans, jusqu’ici, je vous ai coûté une somme d’argent énorme, vraiment éléphantine, pour achat de drogues et frais de médecins : et des douze mois, c’est le mois de mars qui vous a toujours été le plus coûteux. Or cette année les souffles mordans de l’est, les tempêtes hurlantes, et les autres fléaux de l’humanité se sont trouvés bravés avec succès par votre bien dévoué. Cela ne mérite-t-il pas une rémunération ? Je fais appel à votre charité, je fais appel à votre générosité, je fais appel à votre justice, je fais appel, en fin de compte, à votre bourse. Mon sens de la générosité, toutefois, me défend d’accepter plus, — mon sens de la justice me défend d’accepter moins — qu’une demi-couronne. Recevez les salutations de votre bien affectueux et besogneux fils, — R. Stevenson. »

Ainsi ces lettres nous révèlent tout ce que nous pouvons souhaiter de savoir pour bien comprendre l’écrivain qu’a été Stevenson. Elles nous renseignent, en outre, sur l’homme qu’il a été ; et leur beauté morale est peut-être supérieure encore à leur intérêt littéraire. Une âme s’y montre à nous que personne, je crois, ne pourra s’empêcher d’aimer, tant elle est simple et douce, avec un extraordinaire mélange d’innocence enfantine et d’activé bonté. Aussi bien Stevenson, dans sa course infatigable de pays en pays, a-t-il été vraiment adoré de tpu6 ceux qui l’ont connu. Je me souviens de la désolation qui accueillit, à Londres, la nouvelle de sa mort. Et non moins grande était la désolation là-bas, dans cette île de l’archipel de Samoa, qui était devenue pour lui une seconde patrie. Je regrette de ne pouvoir pas citer le beau récit de ses funérailles, publié par M. Colvin à la fin du recueil de ses lettres : des centaines d’hommes se pressaient en larmes autour du lit funèbre, ne pouvant se résignera croire qu’ils ne reverraient plus le sage et bienfaisant ami qui, depuis des années, jouait, luttait, souffrait, priait avec eux[1].

La veille même de sa mort, un dimanche, il avait écrit une prière

  1. Ces braves gens, pour lui témoigner leur affection, avaient tenu à lui creuser une route, devant sa maison. « Nous avons eu ici un épisode bien curieux, écrivait Stevenson le 8 octobre 1894 : des chefs indigènes, à qui j’avais rendu service pendant qu’ils étaient en prison, ont imaginé, sitôt remis en liberté, de faire pour moi une route, par reconnaissance. J’aurais dû refuser : mais j’ai eu honte, et les gaillards ont creusé une belle route, et ils ont mis au haut d’un poteau l’inscription suivante : Considérant le grand amour de Son Excellence Tusitana (c’était le nom que les indigènes de Samoa avaient donné à Stevenson), et le tendre soin qu’il a pris de nous dans nos tribulations, nous lui offrons ce présent. Que jamais la boue ne la rende impraticable, que jamais elle ne cesse de rester ouverte, la route que nous avons creusée. Nous avons eu une grande fête, quand la chose s’est trouvée terminée : et j’ai même lu à mes bienfaiteurs quelque chose comme un sermon. »