Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 156.djvu/93

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aussi la nécessité d’une autre vertu sociale qui lui appartenait en propre, dont elle trouvait la source dans son cœur de femme généreuse et facile à émouvoir par la vue des souffrances humaines. Cette vertu, c’était la pitié. La République ne pouvait s’établir en France qu’en effaçant le souvenir des discordes civiles, en faisant appel non seulement à la raison humaine, mais encore à la fraternité, à la sympathie, à la miséricorde, aux plus nobles sentimens de l’âme. Pendant le règne de la Terreur, sentant tout sombrer autour d’elle, Mme de Staël s’était rattachée désespérément à l’existence par l’ardente pitié que lui inspiraient les victimes. Au risque de sa liberté, de sa vie même, elle s’était ingéniée à arracher à l’échafaud le plus qu’elle avait pu d’existences humaines : Mathieu de Montmorency, Jaucourt, du Chayla, la princesse de Foix, d’autres encore lui devaient la vie. Rentrée en France après Thermidor, elle avait continué ses généreuses intrigues. Dénoncée on pleine Convention par Legendre, elle s’était de nouveau réfugiée en Suisse. Incorrigible, au lendemain du 18 fructidor, elle intriguait derechef, sauvait, avec l’appui de Chénier, l’honnête Dupont de Nemours, se jetait aux pieds du général Lemoine, enlevait de vive force la grâce de Norvins de Monbreton. Suspecte à ses amis de la veille, contrainte encore une fois de s’exiler, elle ne cessait de plaider la cause de l’humanité : « La passion de mon âme, — écrit-elle dans l’ouvrage qui nous occupe, — c’est la pitié… Il est un point sur lequel les républicains ont bien fait de n’avoir pas de confiance en moi, c’est lorsqu’il s’agissait d’une mesure de rigueur quelconque ; mon âme les repousse toutes, et mon esprit venant au secours de mon âme m’a toujours convaincue qu’avec un degré de génie de plus, on arrivait au même but avec moins d’efforts, c’est-à-dire en causant moins de douleurs[1]. »

Cette pitié, qui est chez Mme de Staël élan de cœur, lui semble aussi, à bon droit, en 1798, une nécessité politique. Ne faut-il pas panser les plaies de la France qui saignent encore, pratiquer l’oubli et le pardon ? La vraie égalité, c’est l’égalité devant la douleur. Des Français souffrent hors de leur patrie un mal pire que la mort, l’exil : il faut abaisser devant eux les barrières du pays, réconcilier l’ancienne France et la nouvelle, pacifier les esprits et les cœurs. Nul n’a parlé plus éloquemment que

  1. Feuillet 129.