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se remettre à la correction de ses épreuves. Le Havre de Grâce, qu’il a vu ce matin, est une cité de quelque apparence. Elle est fortifiée et, autant que j’ai pu en juger, assez commerçante. Elle est située en France, qui est située en Europe. Plaignez-vous encore qu’il n’y ait pas de faits dans mes lettres ! » Et ce qu’il mettait dans ses lettres à défaut de « faits, » lui-même nous l’apprend dans une lettre écrite à son père, le 1er janvier 1886 :


Je vais essayer d’allonger ma lettre, profilant de ce que la maison se trouve déserte. La présence d’autres personnes autour de moi est pour moi le plus grand obstacle à la correspondance. Je nie, d’ailleurs, que les lettres doivent contenir des nouvelles (je veux dire mes lettres à moi, car celles qu’on m’écrit doivent au contraire en contenir beaucoup). Mais les miennes ne doivent contenir que l’expression de mes sentimens de l’instant présent, et puis des folies avec ou sans humour. Quand la maison est vide, je suis saisi d’un désir, — mais non, le terme est trop fort, — d’une velléité d’épancher tout un flot d’idées dont j’ai la tête pleine. Et quand je n’ai pas de remarques à offrir sur un sujet déterminé, ni personne à qui les offrir, ma plume n’en court que plus à l’aise sur mon papier ; vous voyez, ici même, le curieux phénomène d’une page entière littéralement couverte de mots et dépourvue de sens. Je puis en faire autant chaque fois que je suis seul, et j’aime à le faire ; mais j’ai encore à savoir si mes correspondans aiment cela, eux aussi.


C’est que Stevenson est resté, toute sa vie, un véritable enfant. Je ne crois pas qu’aucun autre artiste de valeur le soit resté à un égal degré, sauf peut-être Mozart, dont les lettres ressemblent en vérité beaucoup à celles du conteur écossais. Et celui-ci, comme tous les enfans, était bavard ; de sorte que, quand l’occasion de parler lui manquait, il « épanchait son flot d’idées » dans la première lettre qu’il avait l’occasion d’écrire. Sa correspondance, si on la publiait tout entière, ferait l’effet d’une immense encyclopédie, où se trouveraient traités tous les sujets possibles, depuis la métaphysique jusqu’aux règles des divers jeux de cartes. Mais ce grand enfant était en même temps un poète, qui, d’instinct, prêtait aux sujets les plus différens un charme délicieux de fraîcheur et de fantaisie. Et sans doute il se sera rendu compte de l’avantage qu’offrirait après sa mort, pour sa renommée d’écrivain, la publication de quelques-unes de ces lettres u vides de faits, » à la condition qu’elles fussent « choisies, » avec la sévérité qui convenait, par un ami à la fois intelligent et sûr.


Les deux volumes que vient de publier M. Sidney Colvin réapparaissent, en tout cas, comme le modèle parfait de ce que doit être la