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véreux relève la tête, parle haut. Étrange métamorphose ! Ce tripoteur d’argent qui distribue à ses actionnaires des dividendes fictifs, joue avec les sommes qu’on lui confie, et, à la veille de la banqueroute, met à l’abri une bagatelle de 500 000 francs, cet amant de sa belle-sœur, ce père qui sans objection s’engageait à ne jamais revoir sa fille, c’est lui maintenant qui est devenu l’avocat ronflant du Bien ! Dans la salle où coulent des ruisseaux de larmes, la sympathie générale se prononce en faveur de l’escroc. Il a pour lui toutes les âmes sensibles. A tout péché miséricorde ! Et au diable les gêneurs ! — Au dernier acte nous voyons qu’Emmanuel a repris son Éva, dont il ne peut se passer. Montret, en laissant croire qu’il pourrait bien, d’un coup de pistolet, interrompre le cours de sa louable existence, achève de vaincre les derniers scrupules de la conscience de son enfant. Germaine se jette dans les bras du père de famille honoré et heureux que va être désormais Montret. Elle épousera aussi le jeune chimiste. Tout le monde est content. Nous assistons à la confusion du seul Cauvelin, ce fâcheux, cet empêcheur de danser en rond. Il est honni, conspué. La nature a triomphé.

L’idée que M. Gaston Dévore a voulu mettre au théâtre me semble être celle-ci : c’est qu’en aucun cas on ne doit enlever à l’enfant le respect qu’il doit avoir pour son père ; que l’enfant ne doit pas juger le père ; et que le père même indigne doit trouver un dernier refuge dans l’inaltérable tendresse des siens. A coup sûr, l’idée est intéressante et valait la peine d’être débattue au théâtre. Il faut tenir compte à M. Gaston Dévore d’avoir abordé un de ces graves problèmes moraux dont l’étude donne à une œuvre dramatique imite sa valeur. Ce qu’il faut lui reprocher, c’est d’avoir faussé les données du problème et d’avoir enlevé ainsi toute portée à la solution qu’il nous en propose. Car il n’y a pas à dire et toute la phraséologie n’y saurait rien faire. Si les procédés employés par l’austère Cauvelin pour défendre l’honneur de la famille sont d’une choquante brutalité, au fond sa conduite est celle qu’il devait tenir et c’est lui qui a raison. Si le malheur veut qu’on ait pour gendre un filou doublé d’un coureur, c’est justement le cas d’user des moyens légaux pour écarter celui qui par sa propre faute est déchu de tous ses droits. Cauvelin devait user d’autres moyens, ménager la sensibilité des gens qui l’entourent, mettre dans sa sévérité quelque humanité. J’ajoute que dans la plupart des cas un homme qui a vécu, qui a rempli de graves et délicates fonctions, qu’on nous donne pour un modèle de vertu et de conscience, saura recourir aux précautions et atténuations élémentaires dont ne s’avise pas le