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insuffisans, que l’on peut, a priori, éprouver une grande défiance du parlementarisme industriel. C’est justement ce manque de capacités supérieures, personnellement intéressées au succès de l’entreprise, et libres dans son gouvernement, qui forme un obstacle à peu près invincible au succès des coopératives de production. Dans le règlement primitif de la verrerie ouvrière d’Albi, nous lisons « que la liberté la plus grande est donnée aux ouvriers de diriger le travail à leur gré, » mais nous serions fort étonnés s’il n’y avait pas à Albi quelque esprit dirigeant, obéi de tous, dont l’action soit déterminante pour le succès de l’entreprise. Une verrerie de quatre cents ouvriers ne se peut d’ailleurs comparer à des établissemens qui comptent des milliers de travailleurs de différens métiers ; et, pour des millions d’employés de l’industrie, l’exemple ne serait pas assez probant.

Le travail[1], la force musculaire, l’habileté et la promptitude d’exécution ne sont pas moins essentiels que l’intelligence directrice et le capital ; si le travail a des intérêts identiques à ceux du capital et de l’intelligence en ce qui touche la production, il en a de nécessairement opposés quant à la répartition : ainsi le veut la loi de l’économie de l’effort qui domine toute la nature, et qui fait que chacun cherche à économiser sa peine et à accroître son gain. Le travail ne peut vivre en perpétuelle harmonie ni avec le capital ni avec l’intelligence directrice, et il ne peut vivre non plus en guerre perpétuelle avec eux : nec tecum, nec sine te, ainsi que le disait le poète latin à sa maîtresse. La tête a une tendance naturelle à épuiser la force des bras, qui se révoltent contre elle, alors que, privés de son secours, ils resteraient inertes et paralysés.

Les grèves produisent des effets bienfaisans, en tant qu’elles provoquent l’augmentation des salaires, qu’elles empêchent ainsi le travail de se détériorer, de s’avilir. Elles fixent les prix de manière à obtenir un maximum de bien-être. La conservation, l’élévation des classes ouvrières, qui intéresse l’humanité au premier chef, ne présente pas moins d’importance au point de vue de la productivité. Mais les grèves n’acquièrent ces résultats qu’au prix de pertes considérables. Armes à deux tranchans, elles blessent à la fois patrons et ouvriers. Les guerres industrielles, non moins que les guerres militaires, méritent un chapitre à part

  1. Voyez, sur cette question d’ensemble, le livre de M. André Liesse : le Travail au point de vue scientifique, industriel et social. Paris, Guillaumin, 1899.