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suisses, qui viennent de proclamer leur neutralité en matière politique et religieuse. Rien n’est plus caractéristique de cette évolution si importante, et de la crainte qu’ont les social démocrates de voir les syndicaux s’écarter d’eux, que les paroles prononcées par Bebel au récent Congrès de Hanovre. Bebel a déclaré que le parti était d’accord avec les syndicats pour écarter la politique du mouvement ouvrier. « Le mouvement syndical, a-t-il dit, n’est pas social-démocrate, il est prolétarien. Il se tient à distance du parti politique ; comment sans cela gagnerait-il les ouvriers catholiques ? » — Quel socialiste français oserait tenir un pareil langage ?

En France, tant de révolutions n’ont fait que retarder l’organisation ouvrière. Les ouvriers français savent combattre avec une ardeur désespérée. Toujours prêts à la révolte, ils sacrifieront jusqu’à leur vie. Mais c’est la fable du lièvre et de la tortue. Les socialistes ont été pour eux des amis, des conseillers funestes.

Le mouvement d’organisation ouvrière qui se dessinait vers la fin de l’Empire, aidé par la liberté nouvelle de réunion et de coalition, et en opposition au début, dans l’Internationale même, avec les idées de Karl Marx, fut arrêté par la guerre et disloqué par la Commune. Durant les premières années de la troisième République, en l’absence des meneurs et des militans disparus ou exilés, les premiers Congrès ouvriers se signalèrent par leur modération et leur esprit d’apaisement et de concorde. Ils étaient mutuellistes et réformistes, favorables aux coopératives, et non plus révolutionnaires. Le Cercle d’Union syndicale ouvrière se donnait pour mission l’arrangement amiable avec les patrons, au grand scandale des survivans de la Commune réfugiés à Londres. Mais bientôt les nouveaux socialistes, imbus des théories allemandes, et après eux, les amnistiés rentrés en France, n’ayant rien à espérer du suffrage universel d’alors, « se terrèrent dans les syndicats. » En 1879, au Congrès de Marseille, « ils enfonçaient dans la gorge des syndicaux, jusqu’à la garde, un programme collectiviste » inspiré par Karl Marx. Ils prêchaient la lutte des classes inexpiable, exposaient aux ouvriers la fatalité de leurs misères, l’impuissance des réformes, la nécessité de hâter une révolution inévitable, préparée par la nature même de l’évolution économique. Bientôt les sectes furent aux prises. L’histoire de ces Congrès ouvriers, qu’a racontée M. de Seilhac[1], est

  1. Les Congrès ouvriers en France, 1899.