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d’autant plus douloureuses pour lui que, victime de complots et d’intrigues, œuvre de quelques meneurs, il ne pouvait ni protester, ni réagir, sous peine de blesser et d’irriter le roi.

Il dut alors comprendre que la faveur dont il avait été honoré dans le passé lui ôtait toute indépendance et lui fermait l’avenir. Même quand il la voyait décroître, il en subissait le joug. Elle n’était plus pour lui qu’une chaîne qui paralysait ses mouvemens. Vainement, ses amis s’efforçaient de lui prouver le contraire ; vainement, les libéraux l’invitaient à se mettre à leur tête. Il était trop clairvoyant pour ne pas sentir qu’il ne pouvait reprendre un rôle politique qu’avec et par le roi, et que, même animé d’un sincère désir de sauver la monarchie compromise par les excès de la droite, tout ce qu’il eût fait ou tenté contrairement aux ordres du roi lui eût donné la physionomie d’un rebelle. Je ne crois pas qu’il existe dans l’histoire pareil exemple d’un homme jeune, actif, entreprenant, plein d’idées, et prompt aux initiatives, jadis monté si haut et subitement tombé si bas, alors que les causes de sa déchéance n’ont pas revêtu un seul instant le caractère d’une disgrâce éclatante et formelle. Decazes est pair de France ; il est encore ambassadeur ; le roi l’accueille toujours paternellement, lui écrit et lui parle comme à un fils chéri ; il continue à intimider ses adversaires ; ils redoutent les effets de la faveur apparente dont il jouit, et cependant il ne peut plus rien. L’affection que Louis XVIII lui témoigne maintenant est purement platonique. Le jour approche où les preuves s’en espaceront de plus en plus, où la plume qui a noirci pour lui tant de papier et y répandit à son intention tant de phrases chaleureuses et tendres ne craindra pas de lui écrire : « Il m’est impossible de te recevoir. »

C’est l’heure la plus triste de sa vie, jusque-là si brillante. Sa jeune femme se meurt, le désespoir auquel il est en proie s’envenime et s’assombrit des cruelles réflexions dont la décroissance de sa faveur, révélation des intrigues et du triomphe de ses ennemis, emplit sa pensée. Cette maladie de la petite duchesse ne laisse plus guère d’espoir. Nul ne prévoit, en un moment où l’on sent la mort planer sur elle, que sa jeunesse aura raison du mal mystérieux qui l’a frappée aux sources de la vie, et qu’elle atteindra un âge avancé. On la croit perdue. Elle le croit elle-même, car, depuis son arrivée à Paris, elle n’a pas recouvré ses forces épuisées par le voyage.