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par vous, ce qui est fort différent. La résolution que je vous ai annoncée, à laquelle je tiens et tiendrai avec d’autant plus de fermeté qu’elle me coûte davantage, ne m’a été conseillée par personne. Le duc de Richelieu n’a eu connaissance de ma lettre que par occasion, plus de huit jours après qu’elle a été écrite, comme je n’en ai point eu de la sienne. Ce qu’il m’a dit y a sans doute contribué. Mais je ne me suis décidé qu’avec la preuve recueillie de bien des côtés que son dire était fondé sur une connaissance exacte des dispositions de l’immense majorité de la Chambre des députés. Je sais que je passe pour faible. Peut-être l’amitié seule vous empêche-t-elle de me regarder comme tel en cette occasion. Mais je ne suis pas le seul de vos amis qui pense ainsi. Portal, Roy sont encore plus prononcés que moi.

« Henri IV, Louis XIV n’auraient pas agi comme moi. Mais, nous ne sommes plus à leur temps, et c’est chez nos voisins qu’il faut chercher des exemples. George III a été obligé de consommer un sacrifice aussi douloureux peut-être et plus complet que le mien. Je ne doute pas qu’après quelques jours de repos votre femme ne soit en état de continuer sa route vers Salies, dont le séjour me paraît admirablement choisi. Je le souhaite ardemment et pour plus d’une raison. »

Sous peine d’encourir à jamais la disgrâce royale, il fallait courber la tête et se résigner. Decazes se résigna. C’était sa faiblesse d’avoir, depuis cinq ans, reçu de Louis XVIII tant de bienfaits et d’avoir contracté envers lui une si lourde dette de reconnaissance, qu’il ne pouvait ne pas lui obéir sans s’exposer à passer pour le plus ingrat des hommes. Quelque humiliantes que fussent pour sa fierté et affligeantes pour son cœur les conditions qu’on lui imposait, comment aurait-il pu s’y soustraire ?

Et, tandis qu’il expiait ainsi ces bienfaits et la faveur dont ils étaient la preuve, il pouvait mesurer au langage nouveau du roi, si différent de celui qu’il avait longtemps entendu, le refroidissement d’une affection dont, l’année précédente, à la même date et au moment de sa chute, il recueillait d’inoubliables et réconfortans témoignages. Combien les temps étaient changés ! Le roi versait alors d’amères larmes, se lamentait, et maudissait les événemens qui le séparaient de « son fils. » Maintenant, c’est lui qui volontairement, froidement, le contraignait à demeurer éloigné, lui qui prolongeait un injuste exil, en invoquant la raison d’État et, comme il le disait, « la main de fer de la nécessité. »