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d’oranges et d’œufs. Et les pauvres gens s’offrent du sucre, des livres de sucre. Ceux qui ne branlent pas encore la tête aux vieilles superstitions prennent garde de ne point observer, dans le nombre des présens qu’ils envoient, les chiffres fatidiques et favorables : trois, cinq, sept.

— Il est merveilleux, lui dis-je, que les nombres impairs soient en si grande vénération chez tous les hommes. Mais, depuis avant-hier, je remarque qu’on a planté devant les maisons des sapins verts ou des bambous coupés, et je vois, tendue au-dessus des portes, une corde aux franges de paille, parsemée de chiffons en papier blanc et dont le milieu est orné de fougère, d’herbe marine, d’oranges et d’écrevisses. Que signifie cette décoration ?

— Ah ! me répondit mon interlocuteur, vous êtes dans le pays de l’Oracle des Songes et du Langage des Fleurs. Ces deux sapins au seuil de chaque demeure, l’un plus gracieux, à droite, l’autre, à gauche, plus robuste, représentent la constance de la femme et celle du mari et leur sont à tous deux des présages de longévité. Le tortis de paille, d’essence shintoïste, et que vous retrouverez au fronton des temples, a rendu un bien grand service à l’humanité : sans lui, on peut dire qu’il ne ferait pas encore jour dans les États du Soleil, et vous ne les auriez jamais visités qu’au télescope de votre Cyrano, dont l’agence Reuter nous télégraphie aujourd’hui même l’étourdissante résurrection. Sachez donc que la Déesse du Soleil, aussi capricieuse que la lune, s’était enfermée sous une grotte. Les dieux, fort empêtrés de leurs ténèbres, ne purent l’en tirer qu’en mettant dans leur jeu sa curiosité féminine. Ils imaginèrent une symphonie burlesque, où les coqs faisaient leur partie, et cent autres inventions, dont la plus heureuse fut de lui vanter sa beauté et de lui présenter un miroir. La Déesse sortit de sa caverne, mais elle y fût rentrée, si cette corde en paille de riz ne lui eût barré la retraite. Les morceaux de papier, que vous appelez irrespectueusement des chiffons, ne sont rien moins que le symbole de la divinité. Quant aux feuilles vertes, fougère ou daphné, aux oranges et aux plantes marines, je pense qu’elles annoncent la prospérité. L’écrevisse vous souhaite de parvenir à un âge où votre taille se courbe comme son des et où votre barbe s’allonge comme la sienne. Mais nous n’en finirions pas s’il fallait vous expliquer tous ces menus emblèmes où l’âme japonaise cueille, depuis deux mille ans, son même butin d’innocens plaisirs. Les feuilles des arbres lui font des signes particuliers, les