Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 156.djvu/791

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nos décorateurs se plaisent à en brosser sur leurs toiles de fond : dôme massif et mince beffroi. Il s’élève au-dessus d’un amas et d’une cascade de baraquemens noirâtres et détache dans l’air bleu du matin sa figure de javelot planté près d’un bouclier pâle où frappe le soleil. C’est l’église russe. Je ne suis pas encore revenu de la stupéfaction qu’elle me causa. Qui donc reprochait aux Japonais leur esprit de défiance et leur haine de l’étranger ? La religion de leur plus redoutable voisin s’est assise avec emphase au cœur de leur capitale. Son édifice prend un caractère durable, dans ce fouillis de planches et de bâtisses provisoires. L’Empereur du Japon, quand il suit à cheval les allées de son parc, peut contempler l’Église dont le Tsar est le souverain pontife. Elle domine ses ministères, ses écoles, ses temples, ses quartiers marchands ; elle le domine lui-même.

Toutes ces impressions de bizarreries, peut-être plus apparentes que réelles, donneraient-elles raison à ceux qui exaltent l’excentricité déconcertante des Japonais ? Les unes s’expliquent par la nature du pays, les autres par l’imitation dont ils nous honorent. Ainsi, la fréquence des tremblemens de terre les oblige à faire des maisons basses et des toits lourds. Point de semaine où le sol ne s’émeuve sous nos pas et où nos cloisons, bercées du roulis souterrain, ne rendent des craquemens sinistres, à preuve que, l’autre jour, un Anglais, fraîchement débarqué, surpris au sortir de sa baignoire par ce tintamarre volcanique, indécis entre le désir de se sauver et la crainte d’offusquer nos yeux, criait à tue-tête : « Nasty place ! Nasty place ! (Sale pays ! ) » Et je crois que si le japonisme triomphait en Europe et, d’une mode passagère et restreinte, devenait une institution, nous ne serions pas moins gauches à nous modeler sur les Japonais qu’ils ne paraissent l’être à copier nos usages et nos styles. Rien n’empêcherait alors leurs touristes d’écrire des chapitres sur les kimonos fripés et les getas déformées de ces rustres d’Occidentaux.


II

Tous les soirs, mon interprète me traduit le journal. Nous achetons le Nichi-Nichi, que le marquis Ito passe pour inspirer, ou le Jiji Shimpo, organe indépendant et assez ministériel. Mais le Yorozu, qui s’imprime sur papier rose et que je vois partout, aux mains des marchands, des sacristains d’églises bouddhistes, des prêtres