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cimentés et inclinés en talus. Elle n’est pas haute, cette muraille, mais elle est épaisse, plantée d’arbres, et sa masse thébaine se mire dans l’eau morte d’un canal. Passez le pont ; la muraille est ouverte. Une plaine, où surgissent, isolés l’un de l’autre, de grands édifices en briques rouges, et où, çà et là, noircissent des pâtés de vieux baraquemens, une immense plaine inculte se déroule sous vos yeux. Vous y verrez peut-être des exercices de cavaliers : les housards japonais, courts sur jambes, sanglés dans leur uniforme, éprouvent quelque peine à enfourcher leurs chevaux. Ils tombent, se relèvent, se rehissent en selle, avec un air de gros poupons farouches, devant un cercle de badauds qui les regardent et ne rient point de leurs culbutes. Continuez votre chemin ; au bout de la plaine, nouveau canal, nouvelle enceinte. La foule y circule encore ; et vous y trouverez d’autres remparts, d’autres canaux, d’autres espaces, une campagne toujours verte, une solitude prodigieuse, d’où émerge, dans une île escarpée, mystérieuse et touffue, l’invisible palais impérial. On vous montrera le ministère de l’Empereur. Cette préfecture européenne se dresse au pied des avenues tournantes qui mènent à la cour. Vous distinguerez, et même de loin, à l’angle d’une muraille, une tour blanche carrée et coiffée en pagode, qui luit doucement à travers le feuillage. Mais l’ombre et le silence des halliers gardent le secret impénétrable de la résidence divine. C’est en vain que, pendant presque deux lieues, vous suivrez les plis et les replis des profonds et larges fossés qui défendent les approches de la Sublime Porte ; c’est en vain que, les ponts vous y invitant, vous croirez parfois y atteindre : le Dieu Constitutionnel vit au milieu de son peuple, dans un étonnant dédale de vieux murs et de remparts démantelés, de vertes tranchées et d’eaux dormantes où s’ébattent les canards sauvages, plus retiré, plus inaccessible aux profanes que la Déesse dont il descend dans son temple inviolable des grandes forêts d’Isé.

Ce palais du mystère et du sommeil, où peut-être le passé songe, fait pour moi la beauté de Tokyo. Le reste n’est que chaos. Tout m’y choque ; tout y blesse l’image que nous nous formons de la vie confortable et harmonieuse. Ce peuple familial n’a point d’intimité : le passant plonge à son aise dans les intérieurs ; les trois quarts des gens se lèvent, se peignent, s’habillent, se lavent, se visitent, accomplissent tous les rites de l’existence sous les regards du flâneur. Ce peuple dont on nous a tant de fois